Compte-rendu par Daniel Meier (CNRS-Grenoble)
Les révolutions de 2011 ont porté au-devant de la scène la centralité des villes arabes dans les évolutions en cours. En révolte, détruite ou recomposée, la ville est un observatoire original et pertinent des grandes mutations sociales, économiques et culturelles que traverse une société.
Où se situe aujourd’hui la ville arabe sur la toile des villes du monde ? Issue d’une riche construction historique, comment fait-elle face aux nouveaux défis et à l’émergence dans l’aire arabe d’une citoyenneté ?
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Le colloque Villes du Monde Arabe qui s’est tenu le 23 octobre dernier à l’hôtel de ville à Paris à l’initiative du Cercle des Chercheurs sur le Moyen-Orient (CCMO) (http://cerclechercheursmoyenorient.wordpress.com) a retenu notre attention tant sa thématique ne cesse de soulever des enjeux de frontières, en marge des divisions, zonages, répartitions socio-spatiales et autres conflits communautaires affectant les zones urbaines au Moyen-Orient. Dans son introduction, Sébastien Boussois, le Président du CCMO, fournissait une explication à ce phénomène en relevant à quel point les villes sont les moteurs du changement dans cette région, des espaces privilégiés du politique et de ce fait des enjeux de pouvoir.
Quatre panels totalisant une vingtaine de communications ont rythmé la journée. J’ai sélectionné ci-dessous quelques unes d’entre elles qui articulaient de façon saillante différents aspects (politiques, sociaux, militants, géographiques ou culturels) de ces jeux sur l’espace.
Dans sa présentation sur Jérusalem, Elias Sanbar, ambassadeur de la Palestine auprès de l’UNESCO, soulignait la confluence des lignes de clivages qui traversent et divisent la ville en divisant les visions sur celle-ci. Son propos visait a montrer que le caractère sacré de la ville a rajouté une ligne de division entre parties en conflit autour de la « souveraineté divine » du lieu. Militant pour la laïcisation du débat sur la ville et son partage, il notait qu’au-delà des politiques discriminatoires à l’égard de ses résidents Palestiniens, à Jérusalem, « on n’a pas besoin d’un mur pour savoir où sont les souverainetés », en référence à la résolution onusienne 242. Fort pertinemment, il soulignait en conclusion que les récentes reconnaissances de la Palestine par certains Etats (Grande-Bretagne, Suède, etc) sont importantes puisque les Etats ont besoin de connaître les frontières et la capitale d’un Etat qu’ils viennent de reconnaître.
Julien Salingue, doctorant en science politique, a pour sa part montré avec son étude sur la ville d’Hébron en quoi sa division et la dégradation de la situation des Palestiniens dans la zone H2 est un condensé de la situation des Palestiniens en Israël-Palestine. Dominé militairement par l’armée israélienne qui y protège quelques colons fanatiques en raison de la présence d’un lieu sacré, cette zone voit se dérouler un processus de grignotage de la souveraineté palestinienne par technique du fait accompli avec la complicité des forces occupantes. Cela a conduit à la fermeture de 70 commerces et au départ de 40% des familles vivant dans la vieille ville. Ce faisant il a montré tout ce que cette occupation doit à des techniques de ségrégations spatiales sur base ethno-nationale.
L’intérêt de la présentation de Clément Steuer, politologue et chercheur associé au CEDEJ, sur les clivages territoriaux dans la révolution égyptienne est bien sûr d’avoir mis en lumière la spatialisation des soutiens au mouvement révolutionnaire dans les marges désertique et au Sud du pays. Mais plus encore, il montré à partir de l’étude des villes de Tanta et Suez que le retournement politique qui a renversé les Frères Musulmans et le président Morsi a été accompagné (et sanctionné par les urnes) d’un redéploiement des frontières politiques avec l’alliance des anciens révolutionnaires et du Nord du pays avec le régime militaire du général Sissi.
Matthieu Rey, maitre de conférence en histoire, a effectué une comparaison des villes syriennes entre les années 1950-60 et la période actuelle en soulignant le rôle de la ville comme espace d’éveil au politique. Il a ainsi mis en avant la transformation des bourgs ruraux en villes de taille moyenne qui ont dès lors joué un rôle clé dans le soulèvement syrien depuis 2011. Ce faisant il a mis aussi l’accent sur la transformation du mode de contestation politique dans le cadre de la ville, du coup militaire – 41 coups en Syrie depuis l’Indépendance – qui consistait à tenir les lieux clés du pouvoir aux soulèvements des quartiers des villes actuelles signalant à la fois la fragmentation de l’espace urbain mais aussi l’émergence de nouveaux espaces de référence pour l’action que sont les quartiers.
Au plan de la géographie urbaine, la réflexion de Jack Keilo, doctorant en géographie, sur l’organisation de la mémoire à partir des toponymies est particulièrement cruciale lorsqu’il s’agit de façonner l’espace des villes (rue, place, quartier) par les symboles qui font sens pour une population et/ou un pouvoir. A partir d’exemples variés, il a montré les nouvelles « mental maps » que l’organisation de l’Etat islamique a mis en place en renommant les zones (villes et rues) qu’il domine en Syrie. Ce faisant il a également mis en perspective la toponymie du régime baassiste et sa contestation également par les insurgés syriens qui n’hésitent pas à rebaptiser des rues de leur ville avec des noms de martyrs afin de témoigner de la réalité sociale et historique qui s’y déroule.
Au niveau des représentations et de leurs mise en question, le propos de Jean Zaganiaris, enseignant-chercheur, sur « le sexe des villes et les villes du sexe » au Maroc était fort utile pour ouvrir une fenêtre significative sur l’espace culturel dans la production sociale des limites. En effet, il a montré comment la littérature érotique marocaine peut se penser en hétérotopies (Foucault) par rapport au domaine du licite en Islam et s’autoriser des publications au ton libre et libéré pour parler de sexe. Ce faisant, ces pratiques culturelles déconstruisent la polarité classique entre un monde occidental ou la sexualité serait libérée par opposition à un monde musulman ou elle serait taboue.
Vincent Bisson, géographe et politologue, a lui abordé la ville à partir de la question tribale au Maghreb, avec deux cas d’études en Tunisie et en Mauritanie, en cherchant à savoir ce qui se passe lorsqu’un groupe de solidarité (clan, tribu), une asabiyyat, investit une ville. Sa recherche montre l’impact socio-spatial des tribus sur la géographie de la ville mais aussi sur son pouvoir en fonction de critères à la fois historiques mais aussi régionaux, lorsque la asabiyyat tend à devenir un lobby et la ville un butin à se partager. Dans le cas de la Tunisie a-t-il noté en conclusion, il y a eu depuis le début du soulèvement arabe de 2011 un effacement de ces solidarité tribales au profit d’autres lignes de partages entre générations, idéologies ou régions.
Dans son étude sur la banlieue Est de Beyrouth, Jennifer Casagrande, doctorante en géographie et histoire urbaine, met en lumière un système d’apartheid urbain très problématique dans les régions à forte implantation informelle. En effet, c’est en raison de la loi électorale libanaise qui ordonne aux résidents de voter sur leur lieu d’origine et non pas sur leur lieu de résidence que des pourcentages très élevés d’habitants des régions de Roueissat, Zaatrieh, Fanar ou Sad el-Bauchrieh ne peuvent pas voter pour les
services qui les touchent dans les régions ou ils vivent, fractionnant et déconnectant certaines régions d’avec leur habitants. Une autre marginalisation, celle touchant les chiffonniers du Caire (zabbalin) a été présentée par Gaëtan Du Roy, assistant en histoire et chercheur associé au CEDEJ. Ces acteurs bien connu du recyclage des déchets semblent être les éternels figures repoussoir de la marge quand bien même ils occupent aujourd’hui une place centrale dans la représentation de la ville et sont même parfois présentés comme des icônes originales pour le tourisme.
Le colloque, qui a connu une forte affluence, a ainsi mis en lumière les nombreux enjeux de frontières que recèlent les villes au Moyen-Orient, tant l’intrication des problématiques politiques et identitaires s’incarnent dans des dimensions spatiales dont les villes sont les réceptacles.