Al Amakine, une cartographie des vies invisibles, Abdessamad El Montassir

Une microhistoire du Sahara

« Qu’est-ce qu’une Trace-mémoires ?  C’est un espace oublié par l’Histoire et par la Mémoire-une car elle témoigne des histoires dominées, des mémoires écrasées et tend à les préserver. »[1]

Al Amakine[2] est un projet d’art et de recherche qui prend forme par la mise en lumière de lieux porteurs d’événements politiques et sociaux qui ne figurent pas sur les cartes officielles.
Ainsi, Al Amakine suit les micro-histoires du Sahara au sud du Maroc rendues invisibles par l’Histoire officielle.

Très attentif aux micro-histoires, ce projet explore dans les petits récits et les événements imperceptibles, les signes apparemment dépourvus de valeur ou de signification aux yeux des « Grands Événements » de l’Histoire. Il ne s’agit pas seulement de lutter contre un effacement ou une disparition, mais bien d’ouvrir un interstice inédit pour l’émergence de ces témoignages latents, tout en revendiquant une parole située, contextualisée et ancrée dans l’expérience.

Ces micro-histoires, relayées oralement par les populations locales, relatent des événements politiques, culturels et sociaux importants qui se sont déroulés dans cet espace géographique. Transmises dans un langage poétique, elles constituent un riche patrimoine immatériel, et déploient une histoire endogène et alternative de ce territoire. Or il n’existe aucune trace écrite connue de ces récits, ni aucune cartographie de ces lieux, et leur existence reste méconnue. De ce fait, cet espace géographique apparaît comme un espace vide aux yeux des autres. Il représente ainsi le temps despotique tel que l’a décrit Althusser, c’est-à-dire « un espace sans lieux, un temps sans durée[3] ».

Dans un besoin de ré-élaborer culturellement ce silence et ce vide, Abdessamad El Montassir travaille sur place en collaboration avec des poètes et des citoyens-témoins afin de rechercher minutieusement ces lieux imperceptibles restés vivants dans les récits. À la faveur d’un ensemble de photographies et d’une pièces sonore, Al Amakine révèle ces espaces porteurs de récits et événements latents et tend, à une plus grande échelle, à créer une nouvelle cartographie de ce territoire.

Une cartographie des vies invisibles

Par ce geste, le projet dessine ce que Françoise Vergès nomme une « cartographie des vies invisibles[4] » : une mise en lumière des espaces qui échappent à l’Histoire officielle et de ceux qui se constituent pour y résister. Car au-delà des axes de circulation et des localités reconnus existe une cartographie alternative, tracée par les vies sociales locales, qui bouleverse la logique et suit les routes et les sentiers empruntés par des hommes et des femmes « anonymes »[5]. En étant attentive aux chuchotements, cette  cartographie de l’imprévisible[6] offre un espace de reconnaissance et d’action aux micro-histoires.

Ainsi, en convoquant les témoignages et poèmes des sahraouis, Al Amakine permet la mise valeur d’une histoire renouvelée, ré-inventée de ce territoire, et met en lumière les récits alternatifs de cet espace qui se construisent dans la résilience. Les lieux et micro-histoires dont il est question racontent, témoignent, révèlent les espaces du possible[7] en germe dans les réalités contemporaines.  Ils dessinent des verticalités dans l’horizontalité de l’Histoire qui créent une ouverture vers d’autres possibles.

Conscient de la fragilité de ces narrations, l’artiste souhaite, avec Al Amakine, décentrer le récit globalisant des discours hégémoniques en s’exprimant depuis et à travers un espace supplémentaire, singulier, situé « en dehors » des cartes traditionnelles. Cette place laissée à la narration de la communauté suggère ainsi que les cartographies officielles ne sont pas les seuls territoires du vivant[8] et que des choses adviennent aux confins des logiques admises.

La transmission de ces récits crée des formes de résistance non conventionnelles, peu évidentes, qui peuvent sembler dérisoires. Mais comme le souligne Sonia Dayan-Herzbrun, « c’est souvent dans les petites choses, dans ces minima moralia auxquelles Adorno attache tant d’importance, qu’une possibilité nouvelle, l’invention de quelque chose qui n’a pas encore été, se fait jour[9] ». Ces luttes tracent donc, à l’intérieur d’une configuration sur laquelle nous n’avons pas de prise, l’espace d’une invention.

Des traces mémoires contre le monument

De cette manière, ce projet convoque des faits appartenant à l’histoire silencieuse, présente ou passée, afin de se les approprier, de les transmettre, et de fournir les ingrédients nécessaires à la production d’une contre-phrase[10].

Si Al Amakine se penche sur un espace spécifique du continent, ce travail souhaite, à une plus grande échelle, être un porte-parole pour tous les récits et espaces géographiques situés en-dehors des cartes et des Histoires officielles.

« Je chante les mémoires contre la Mémoire. Je chante les Traces-mémoires contre le Monument. »[11]

Ce texte a été écrit par Gabrielle Camuset et Alice Orefice, 2018.

Al Amakine a été présenté à la Villa Soudan du 2 décembre 2017 au 31 janvier 2018 dans le cadre de la programmation OFF des 11e Rencontres de Bamako, curaté par Gabrielle Camuset et Alice Orefice

Biographie

Abdessamad El Montassir – Né en 1989, vit et travaille entre Boujdour et Rabat. Dans l’ensemble de son travail et de ses recherches, Abdessamad El Montassir ouvre des espaces de négociation convoquant les micro-histoires, rendues invisibles par l’Histoire officielle, et vise à explorer leur place et leurs enjeux dans les sociétés contemporaines. Originaire de Boujdour, dans le Sahara au sud-ouest du Maroc, l’artiste analyse et utilise comme point de départ à son travail la zone géographique où il a grandi. Sa démarche artistique prend forme dans des processus réflexifs qui invitent à repenser l’Histoire et les cartographies à travers les récits collectifs et les archives non-matérielles.

[1] Patrick Chamoiseau in Guyane, Traces-mémoires du bagne, 1994[2]

Al Amakine signifie les lieux en arabe. Ce titre est tiré d’un texte éponyme de Françoise Vergès.

[3] L. Althusser, Montesquieu, la politique et l’histoire, PUF, Paris, 2003. Cité par Homi K. Bhabha, Les lieux de la culture : Une théorie postcoloniale, Payot, Paris, 2007, p. 371.

[4] Françoise Vergès, « Cartographie des  »vies invisibles » », in État des Lieux : Symposium sur la création d’institutions d’art en Afrique, Hatje Cantz, Ostfildern, 2013, p. 37-45.

[5] Ibid, p. 37.

[6]   Ibid, p. 39.

[7]   Felwine Sarr, Afrotopia, Philippe Rey, Paris, 2016.

[8]   Françoise Vergès, « Cartographie des  »vies invisibles » », op. cit., p. 39.

[9]   Sonia Dayan-Herzbrun et al., « Présentation », in Tumultes  , Paris, n° 27, décembre 2006, p. 7.

[10] Voir Gayatri Chakravorty Spivak, Les subalternes peuvent-elles parler ?, Editions Amsterdam, Paris, 2006.

[11]  Patrick Chamoiseau, op. cit.

Photos: Abdessamad El Montassir