Atelier 6 : Décoder la frontière

13 et 14 février 2013,
Ecole supérieur d’art d’Aix en Provence,
Rue Emile Tavan, Aix en Provence

Organisation: Cédric Parizot (IMéRA, IREMAM, CNRS-AMU), Jean Cristofol (Ecole Supérieure d’Art d’Aix-en-Provence)

Ce séminaire porte sur l’impact de l’escalade sécuritaire et technologique sur le fonctionnement et les manifestations des frontières des Etats au cours des 20 dernières années. Cette réflexion s’opérera dans un cadre transdisciplinaire associant des chercheurs en sciences humaines (historiens, sociologues, anthropologues, géographes, philosophes, politologues), des chercheurs en sciences dures (intelligence artificielle, informatique) et des artistes (webart, hypermedia, etc.). Dans le premier atelier, chercheurs, architectes et artistes discuteront des technologies de plus en plus sophistiquées (robots, drones, technoscience, biométrie) qui sont déployées le long des frontières mais aussi en deçà et au-delà de ces espaces. La perspective socio-historique adoptée dans le second atelier permettra de mieux comprendre dans quels processus s’inscrit l’émergence de ces technologies. Enfin, le troisième atelier présentera à travers deux œuvres transdisciplinaires et une intervention le caractère profondément envahissant et diffus des contrôles aux frontières. Entre biographies et codes, la frontière semble s’immiscer jusque dans les corps des individus, les images et les flux de données numériques.

Drones, robots & technoscience

Noël Sharkey (artificial intelligence, University of Sheffield)
Les robots à la frontière: nouvelles armes, nouveaux problèmes?

RYBN.ORG (collectif artistique, Paris)
Antidatamining : frontières à l’épreuve de l’économie financiarisée

Charles Heller (filmmaker and writer, Center for Research Architecture, Goldsmiths, University of London)
Forensic Oceanography: subverting surveillance, demanding accountability

Klaus-Gerd Giesen (science politique, Université d’Auvergne, Clermont Ferrand)
The biopolitical normalization of the human: a fractal regulation beyond and below borders” from antiAtlas of Borders

De l’identification à la biométrie / From Identification to Biometry

Martine Kaluszynski, (socio-historienne, PACTE, CNRS, Grenoble)
Du carnet anthropométrique au passeport biométrique : l’identification, une pratique constructrice de l’Etat (19e-21e siècle)

Hidefumi Nishiyama (politics and International Studies, University of Warwick)
« Corps frontières » dans le Japon impérial et au-delà

Gabriel Popescu (geographer, Indiana University, South Bend)
Border bodyscapes and precarious life from antiAtlas of Borders

Emmanuel Brunet-Jailly (science politique, University of Victoria, Bristish Columbia)
Frontières, théorie et sécurité: la frontière, ici, là et partout

Frontières intrusives/Pervasive borders

Joana Moll (new media artist, Barcelone)
Move and get shot: la surveillance par les réseaux sociaux le long de la frontière américano mexicaine

Nick Mai (anthropologist, London Metropolitan University)
Emborder: la biographisation de la frontière

Jean Cristofol (philosophe, Ecole Supérieure d’Art d’Aix en Provence)
Flux, images et frontières

Résumés

Noël Sharkey (artificial intelligence, University of Sheffield)
Les robots à la frontière: nouvelles armes, nouveaux problèmes?

Les premières décennies du 21e siècle seront considérées comme l’âge des véhicules sans pilote. Depuis 2002, l’utilisation des drones dans les zones de guerre a considérablement augmenté. Beaucoup d’entre eux sont armés et contrôlés à des milliers de kilomètres de leurs zones d’action. La technologie a proliféré au point qu’ils sont utilisés dans au moins 76 pays. Les drones représentent un énorme marché international. Les développements se sont étendus aux navires, aux sous-marins sans pilote, aux voitures et aux robots terrestres, qui commencent à faire leur apparition dans le civil au sein de la police et des organismes de protection des frontières. Cette présentation examinera l’évolution de la technologie et ouvrira une discussion sur la façon dont les drones pourraient être appliqués à la surveillance future des frontières pour garder, exclure ou enfermer les populations.

RYBN.ORG (collectif artistique, Paris)
Antidatamining : frontières à l’épreuve de l’économie financiarisée

Le modèle de gouvernance de l’État-Nation est aujourd’hui mis en concurrence par les méthodes de gestion des flux issues du capitalisme financiarisé. Nombre d’événements récents en témoignent : nomination de Mario Monti en Italie, de Loukas Papadimos en Grèce, crise des dettes souveraines, etc. Ce déplacement du pouvoir nécessite de redéfinir et de retracer les cartes du conflit en cours, en réévaluant les notions d’état, de  sécurité, de frontière, de législation, de suffrage, de droit du travail, d’impôt, de marchés. Le workshop propose de répertorier les lignes de fracture entre capitalisme financiarisé et État-Nation, et de dresser l’inventaire des techniques et technologies qui participent de cette reconfiguration.

Charles Heller (filmmaker and writer, Center for Research Architecture, Goldsmiths, University of London)
Forensic Oceanography: subverting surveillance, demanding accountability

Je présenterai ici une partie du travail que nous avons développé sur les incidents touchant les migrants en mer et les outils que nous avons développés pour en rendre compte dans le projet de recherche Océanographie médico-légale. Je commencerai par contextualiser ce projet en esquissant dans les grandes lignes la tension entre la gouvernance des flux et le partitionnement des mers qui caractérise la gouvernance maritime, l’importance géopolitique de la Méditerranée et les conditions dans lesquelles sont mises en oeuvre les tentatives de contrôle des frontières maritimes de l’UE. J’aborderai ensuite plus en détail les systèmes de détection -radars, données automatisées de suivi des navires, images satellites – qui sont au cœur du “triage des mobilités” aux frontières dans les zones à forte densité de circulation. Je montrerai que, malgré leur sophistication, ces technologies de détection atteignent leurs limites lorsqu’elles sont appliquées au contrôle des flux de migrants illégaux. De fait, la militarisation et la technologisation du contrôle de la migration en mer ont été particulièrement meurtrières – plus de 13.000 cas de migrants morts ont été dénombrés par les ONG. Enfin, je décrirai notre enquête sur un incident en mer qui nous a permis d’aller au-delà du simple comptage des décès de migrants en mer pour les dénoncer et demander des comptes.

Klaus-Gerd Giesen (science politique, Université d’Auvergne, Clermont Ferrand)
The biopolitical normalization of the human: a fractal regulation beyond and below borders” from antiAtlas of Borders

La communication tente d’appréhender les tentatives de régulation, à l’échelle mondiale, de la technoscience génétique appliquée à l’humain. Partant du constat de la crise de l’humanisme dominant, elle examine le basculement dans l’ère du « tout génétique » biologisant, et ses justifications idéologiques. On observe notamment l’instrumentalisation des nombreux comités de bioéthique et d’évaluation technologique (aux niveaux nationaux, supranationaux ou internationaux) au service d’une normalisation de l’humain qui joue précisément sur les frontières pour créer de multiples réseaux institutionnels publics, agencés sous forme de configurations polymorphes, discontinues et complémentaires, se constituant ou se défaisant au gré des nécessités et des besoins concrets de légitimation politique.

Martine Kaluszynski, (socio-historienne, PACTE, CNRS, Grenoble)
Du carnet anthropométrique au passeport biométrique : l’identification, une pratique constructrice de l’Etat (19e-21e siècles) 

Les technologies du contrôle social, les instruments d’identification sont de véritables techniques de gouvernement qui vont contribuer à construire l’Etat Nation. La méthode anthropométrique permit pour la première fois d’établir scientifiquement l’identité des délinquants et de sanctionner les récidivistes. L’établissement rigoureux des signalements des prévenus, juxtaposé à une technique rationnelle de classement, aboutit à l’instauration d’un fichier judiciaire élaboré et efficace. Ces éléments forment la clef de voûte du système anthropométrique. Le cheminement de cette méthode, son application, ses résultats et ses conséquences vont nous montrer à quel point elle fut une pratique permettant d’établir dans un premier temps le maintien de l’ordre et la répression, et dans un second temps l’instauration d’une technique (et « politique ») républicaine de gouvernement fondée sur l’identité. Ce processus général de rationalisation des techniques policières d’identification des individus (Bertillonnage, dactyloscopie,…) connaît une profonde mutation en France à partir du dernier tiers du XIXe siècle. Elle aboutit notamment à l’élaboration et la proposition du projet INES (Identité nationale électronique sécurisée) par le ministère de l’Intérieur en 2005. Cette intensification des technologies traduit une réorganisation des formes d’expression de la puissance publique. Elle conduit à s’interroger sur les conséquences de sa recherche d’une nouvelle efficacité et légitimité qui la conduit à s’ancrer de plus en plus dans la société elle-même et à s’appuyer sur les développements technologiques qui brouillent les frontières, pourtant classiques, entre sécurité et liberté, entre police et justice ou entre répression et surveillance.

Hidefumi Nishiyama (politics and International Studies, University of Warwick)
« Corps frontières » dans le Japon impérial et au-delà

En 1926, des scientifiques japonais menés par Furuhata Tanemoto, un professeur de science médico-légale et plus tard le chef de l’Institut national de recherches scientifiques de police, ont commencé à classifier des groupes raciaux et ethniques à partir de leurs empreintes digitales. Cette recherche, ou ce que Furuhata appelle “l’index des empreintes digitales”, a servi de support pour établir une corrélation entre des modèles d’empreintes digitales et des groupes raciaux et ethniques catégorisés en fonction de la hiérarchie des civilisations définie par  l’Empire : de ceux assimilés à des “civilisé” et “de type japonais” aux “primitifs” considérés comme “dangereux”. A partir de cette étude de cas historique sur le traitement des empreintes digitales entre les années 1920 et les années 1930, ce papier montre que les corps sont devenus des espaces de confinement et de délimitation, où l’on distingue les individus en fonction de leurs prédispositions à la criminalité. La spatialisation du corps est double: d’une part, ils sont spatialisés parce que les attributs corporels deviennent la sphère de production d’une identité particulière; d’autre part, ils sont territorialisés dans des lieux géographiques et dans le spectre de pouvoirs politiques. En historicisant l’identification biométrique, cet article s’attache à mettre en lumière les liens entre identité et identification dans le cadre des contrôles frontaliers contemporains, au sein desquels l’in/désirabilité des corps est continuellement calculée de manière à la fois similaire et distincte.

Gabriel Popescu (geographer, Indiana University, South Bend)
Border bodyscapes and precarious life from antiAtlas of Borders

Les stratégies de gestion des risques associées à la sécurisation de la mobilité transnationale ont déclenché une course technologique favorisant un processus d’intégration des frontières dans le corps humain. La croyance dominante est que les risques mobiles peuvent être évalués et éliminés dans le processus même de mobilité afin que les flux et le trafics ne soient pas perturbés à la frontière. Ainsi, les corps sont imaginés comme des espaces d’inscription de la frontière. Cette logique du pouvoir repose sur un point de vue prédominant dans les sciences naturelles selon lequel le corps est perçu comme un objet matériel pouvant être identifié numériquement à l’aide de la technologie. Les technologies biométriques, entre autres, sont utilisées pour acquérir des connaissances complètes sur les corps mobiles avant même qu’ils ne traversent les frontières étatiques. Ces données corporelles sont utilisées pour classer les individus en termes de bonnes et de mauvaises mobilités. L’objectif est de produire des catégories qui se prêtent au calcul de risques. Cette connaissance du corps génère inévitablement de nouvelles formes de pouvoir qui agissent sur des espaces à la fois intimes et mobiles. Cette logique de contrôle spatial a tendance à imaginer l’automatisation des frontières comme une panacée permettant de concilier la mobilité sans entrave et la sécurité du territoire. Pourtant, contrairement aux affirmations selon lesquelles les technologies numériques aux frontières aideraient à la prise de décision humaine, la manière dont elles sont mises en œuvre suggère que l’automatisation des frontières cherche à générer de nouveaux automatismes dans la prise de décision qui réduiraient l’intervention humaine. Il s’agira ici de comprendre si la biométrie peut effectivement réduire l’incertitude pour rendre la vie plus sûre ou si au contraire elle crée plus d’incertitude, rendant les vies des individus encore plus précaires.

Emmanuel Brunet-Jailly (science politique, University of Victoria, Bristish Columbia)
Frontières, théorie et sécurité: la frontière, ici, là et partout

Les 18e et 19e siècles ont été des époques où les sociétés disciplinaires ont mis en place un type de pouvoir, un ensemble d’instruments, de techniques, de procédures, des niveaux d’application et des technologies qui étaient anti nomade. L’ère d’aujourd’hui est celle du contrôle. Il s’agit d’un moment où un type de pouvoir et de technique permet au corps de devenir un mot de passe dans un flux codé, permettant l’accès à la mobilité et au statut. Parallèlement, la sécurité qui a été traditionnellement conçue comme mono-sectorielle et axée sur l’armée, devient multi-sectorielle. Ceci suggère l’importance de penser clairement l’équilibre entre les secteurs, les types de menaces, les acteurs et les éléments qui, ensemble, ont des implications importantes pour les politiques de sécurité. Les politiques de sécurité sont plus complexes, car les problèmes identifiés comme des menaces sécuritaires sont également plus diversifiés: ils sont pluriels et multiformes. Les politiques de contrôle aux frontières sont aux prises avec ces nouvelles dimensions complexes de la sécurité. En effet, cette nouvelle complexité se traduit de façons diverses et inégales aux frontières des États et aux niveaux des politiques frontalières ; elle affecte d’ailleurs leurs relations de voisinage et les relations internationales. Cette complexité accrue en matière de sécurité a également des conséquences pour la définition des frontières et des régions frontalières – c’est la frontière ici, là, partout.

Joana Moll (new media artist, Barcelone)
Move and get shot: la surveillance par les réseaux sociaux le long de la frontière américano mexicaine

The Texas Border et AZ: move and get shot sont deux œuvres d’art numérique qui explorent le phénomène de la surveillance sur Internet effectué par des civils à la frontière entre le Mexique et les États-Unis à partir de plateformes mises en place par les autorités américaines. Beaucoup de ces plateformes en ligne sont apparues lors du développement des réseaux sociaux dont la structure a été adoptée comme une alternative moins chère et plus efficace pour surveiller la frontière. Ainsi, l’activité de loisir est devenue un outil pour la militarisation de la société civile. Cette présentation exposera le processus de recherche derrière les deux œuvres d’art et analysera l’évolution de certaines de ces plateformes internet depuis leur création jusqu’à nos jours.

Nick Mai (anthropologist, London Metropolitan University)
Emborders: la biographisation de la frontière

En raison des politiques plus restrictives encadrant les migrations mondiales, l’octroi de l’asile et la protection sociale des groupes de migrants vulnérables ont généré de nouvelles frontières biographiques entre l’Occident et le reste du monde. Au sein de la gouvernance humanitaire de la migration, le genre et la sexualité sont devenus des répertoires narratifs stratégiques à travers lesquels les hiérarchies d’appartenance et les obstacles à la mobilité sont renforcés. L’accent mis sur la dimension sexuelle pour construire et pour contrôler des groupes de migrants définis comme vulnérables peut être définie comme un «humanitarisme sexuel». Le projet de recherche cinématographique Emborders (l’incorporations de frontières biographiques) problématise l’efficacité et la portée de l’humanitarisme sexuel en comparant les expériences de deux groupes de migrants qui sont abordées comme de potentielles «victimes cibles »: des migrants qui travaillent dans l’industrie du sexe et des migrants appartenant à des minorités sexuelles. Emborders rassemble les récits de victimisation et d’émancipation développés par les migrants dans le cadre d’entretiens de recherche originaux et d’observations ethnographiques.

Jean Cristofol (philosophe, Ecole Supérieure d’Art d’Aix en Provence)
Flux, images et frontières 

Les images sont des moments saisis, partagés, modifiés dans la circulation des flux d’information. De ce fait elles contribuent à constituer la matière même de notre expérience quotidienne, non seulement comme des objets que nous rencontrons et qui véhiculent du sens, mais comme la réalité mouvante de l’environnement dans lequel nous nous trouvons. La place et le lieu des images a donc changé, comme la relation des images aux lieux. Il ne s’agit plus seulement de parler de l’image du monde, ni du monde des images, mais des modes par lesquels s’effectue l’interpénétration du monde et de l’image. Cette nouvelle place de l’image est en relation avec la façon dont on peut penser l’espace des flux informationnels. Longtemps, on a pensé la relation au cyberespace comme à une sphère seconde, un autre monde dans le monde dans lequel il était devenu possible de s’immerger. Un monde sans frontière qui se déploierait au delà de l’espace géographique, ou dans lequel les formes de séparation et de clôture seraient d’une autre nature. Il faut bien constater que ce qui se passe est sensiblement différent et que l’immersion a pris une toute autre forme, celle de l’intrusion ou de ce qu’on peut appeler par emprunt à l’anglais la « pervasion ». C’est de la relation entre image, immersion et pervasion qu’il va donc être question.

Partenariats

IMéRA (Aix-Marseille Université), Ecole supérieure d’Art d’Aix-en-Provence, Laboratoire PACTE (Université de Grenoble), Institut de Recherche et d’Etudes sur le Monde Arabe et Musulman (IREMAM, CNRS-AMU), Laboratoire Méditerranéen de Sociologie (LAMES, CNRS-AMU), Aix-Marseille Université, Réseau Français des Instituts d’Etudes Avancées (RFIEA), Région Provence-Alpes-Côte-d’Azur, CNRS

Affiche et photographies : Myriam Boyer, 2013