Thèse : Les conditions de la migration des personnes aux prises avec les conflits irakiens (2013-2022)

Une anthropologie du quotidien sans perspectives

Mise en ligne 3 novembre 2023

Le 17 janvier 2023, Juliette Duclos-Valois soutenait à l’École des hautes études en sciences sociales à Paris, sa thèse intitulée Les conditions de la migration des personnes aux prises avec les conflits irakiens (2013-2022). Une anthropologie du quotidien sans perspectives.

Présidé par Michel Naepels, le jury était composé de Hamit Bozarslan (directeur de la thèse), Marc Breviglieri (rapporteur), Cédric Parizot (rapporteur), Leyla Dakhli, Chowra Makaremi et Michel Naepels.

Juliette Duclos y propose une intéressante réflexion sur les conditions dans lesquelles s’opèrent ou non les migrations. Se démarquant radicalement des approches contextuelles et déterministes, elle offre une analyse ethnographique situationnelle et relationnelle des conditions d’émergence qui affectent les choix et les capacités d’agir des personnes avec lesquelles elle a travaillé. Son originalité tient au choix de rendre intelligible les parcours qui mènent soit aux installations prolongées de certains déplacés hors de chez eux, soit au refus de la migration. Compte tenu de son originalité, nous avons a choisi de publier la soutenance présentée par Juliette Duclos Valois, ainsi que le rapport établi par Cédric Parizot, rapporteur et membre du jury.

Extrait de la soutenance

Un mot, pour commencer, sur le sujet de la thèse lui-même. La thèse s’est intéressée aux conditions de la migration des personnes aux prises avec les conflits irakiens. Les enquêtes, dont la relation alimente le contenu de la thèse, se sont déroulées sur une période qui s’étale de l’année 2013 – date à laquelle l’État islamique commence à convertir ses prétentions politiques en expansion territoriale –, à l’année 2022. Il faut ajouter que cette recherche au long cours – et donc la durée dont elle a pu bénéficier –, m’a permis de véritablement prendre la mesure des conséquences de la guerre sur les trajectoires effectives des individus. Je nourris l’espoir – sinon l’ambition – que ce travail contribue à une compréhension renouvelée des mobilités, des déplacements internes de populations, a fortiori des migrations « longue distance » engendrées par la guerre.
S’emparer de la thématique migratoire pour travailler dans un pays comme l’Irak – traversé depuis de trop nombreuses années par des conflits violents –, pouvait assigner le cadre théorique de ma recherche à des paradigmes déterministes de deux natures. D’un côté, si je m’étais attachée à répondre au pourquoi de la migration en suivant ces approches « macro », je serais tombée, me semble-t-il, dans le piège d’une lecture causaliste à « grosse maille » présupposant que les conflits armés sont un facteur prépondérant et déterminant des déplacements de population : « c’est la guerre, les gens fuient » ! D’un autre côté, je me serais sans doute empêtrée – à un niveau « micro » cette fois –, dans les théories de l’action et de la décision, qui présupposent quant à elles que dans des situations troublées les personnes seraient en capacité d’évaluer rationnellement les coûts et les bénéfices associés aux déplacements et à la migration. Ainsi que le révèle la thèse, il est douteux que ces grilles de lecture puissent nous aider à comprendre les logiques de parcours, ni même à les prédire ; ces approches écrasent plutôt les « faits de la migration », et se révèlent en définitive incapables d’expliquer le cheminement des personnes, sinueux le plus souvent ; l’issue des cas de conscience auxquels elles font face ; incapables de pénétrer la raison pour laquelle les occasions postées sur le chemin des individus sont ou non saisies, avec tout ce que la chose suppose en termes d’arrachement. Pour faire droit à de tels cheminements, il faut s’émanciper à mon sens des explications « macro contextuelles », mais aussi des déterminismes présents dans les paradigmes dits de la « décision ». Il ne s’agit plus de simplement considérer un contexte objectif et les contraintes que ce dernier ferait peser d’emblée sur la conduite des individus, mais de partir des conditions que les personnes elles-mêmes peuvent poser – à même leur expérience – pour la constitution d’une trajectoire propre.
C’est ce point de départ qui m’a amenée à déployer ce que j’oserai qualifier « d’anthropologie de l’instant » (par référence aux « instances du quotidien »), ou d’anthropologie processuelle, attentive notamment aux sentiments et aux affects, en lieu et place des explications nomologiques mobilisant tout un ensemble de catégories macro-politiques. Car, s’il est bien une chose que « l’instant », les circonstances, les situations, ou l’occasion n’instancient pas, – mon matériau en témoigne – ce sont bien ces « grosses catégories ». C’est bien pourquoi la recherche a choisi la « perspective du quotidien », « quotidien a priori sans perspective » des personnes aux prises avec les conflits irakiens, pour se concentrer in fine sur la façon dont la question d’un départ pourra ou non se poser comme issue d’une expérience singulière. À l’inverse de nombreux de travaux qui rationalisent a posteriori le fait de la migration – lorsque les « jeux sont faits » pourrait-on dire –, j’ai eu la chance de pouvoir déployer l’enquête dans l’antécédent, avant même que ne s’esquisse une quelconque perspective de départ. L’attention dans la thèse à ce qui sourd de ces expériences multiples et la possibilité de suivre sur un temps long la relation entre configurations antécédentes et faits conséquents m’ont conduit à substituer à l’approche déterministe, toute théorique, un point de vue qu’on pourrait qualifier « d’émergentiste ».
Cette attention est évidemment liée aux relations que j’avais eu l’occasion de nouer lors d’une enquête antérieure à l’engagement dans la thèse, menée entre 2013 et 2014, sur un tout autre sujet, relatif aux difficultés d’irrigation et d’approvisionnement en eau que rencontraient les agriculteurs du Sinjar. J’avais alors suivi, inquiète, mais à distance, les péripéties liées à la fuite de plusieurs de mes interlocuteurs yézidis, soudainement confrontés à l’offensive de l’État islamique sur le district, le 3 août 2014. Avant que cette date ne fasse véritablement événement pour l’ensemble des yézidis, les échanges m’avaient déjà fait ressentir – quoique confusément – le caractère mélangé des sentiments éprouvés par mes interlocuteurs, tout autant que l’opacité de la situation pour chacun. Personne ne savait trop quoi faire ni ce qu’il l’attendait. Ceux qui auraient dû fuir devant le danger semblaient plutôt se perdre en conjecture et dans une attente sans fin. Ce qui n’a pas été sans inquiéter, par surcroit, l’observateur extérieur que j’étais. Ce que je percevais alors tranchait avec les présomptions présentes dans la littérature relative aux phénomènes migratoires et notamment les relations de cause à effet qu’elle établissait avec les situations de conflits. Je voulais donner un prolongement à l’intuition, comprendre les « raisons du sur place ».
Au point de départ de la thèse – dans un curieux parallélisme avec ce que je pourrai observer sur place, en Irak –, il m’a fallu lutter (psychologiquement aussi) contre une première forme d’assignation à résidence. Rappelons que la recherche financée en France est soumise à des contraintes règlementaires liées aux responsabilités qui sont portées à la charge de l’employeur en termes de sécurisation des conditions d’exécution du contrat de travail : l’ouverture des terrains d’enquête, via les ordres de mission, dépend ainsi de l’appréciation que porte l’administration sur l’exposition potentielle du chercheur à tout un ensemble de risques ; d’où un régime d’autorisation de déplacement indexé sur le classement des pays sur une échelle de dangerosité. Les restrictions d’accès procèdent d’une simple conformité à cette norme ; elles sont établies sans participation du chercheur à l’instruction, sans considération expresse du cas particulier que pourrait constituer chaque recherche, sans mention donc des exigences et des conditions qui s’attacheraient à sa réalisation. Comme pour de nombreux chercheurs, ces restrictions menaçaient d’emblée mes accès au terrain et auraient pu peser sur la production du matériau nécessité par le travail de la thèse. Face à ces contraintes, la thèse a notamment dû son salut à une redéfinition de son terrain propre. Le terrain de ma thèse n’était plus uniment identifié aux seules possibilités de déplacements sur les lieux ; il gagnait en extension à travers la valeur que pouvaient désormais prendre les liens, noués dans la durée, avec mes interlocuteurs au gré des allers et retours (je connais la plupart d’entre eux depuis plus de six ans), ou celle que constituait, par ce biais, l’établissement de conversations continuées, via internet. Creuser l’analogie entre l’incertitude liée à mes propres déplacements et l’incertitude – beaucoup plus radicale –, qui frappait les populations irakiennes quant aux nécessités de l’exil, comme quant à la possibilité de pouvoir retrouver un chez-soi, m’a permis de donner un tour plus réflexif à la constitution de mon matériau. L’usage conjoint d’internet, par exemple, s’est révélé suggestif de ce point de vue. Internet n’aurait pu être, en effet, qu’un moyen de « conservation » du lien entre mes interlocuteurs et moi. Mais c’est précisément l’agilité des jeunes irakiens sur le réseau qui m’a « désigné » ce média social comme terrain à part entière. Sans cela, je n’aurais d’ailleurs pas été sensible – ainsi qu’il apparaît au chapitre V. – au fait qu’internet, espace communément qualifié de « virtuel », était devenu un terrain d’expérimentation « réel » pour ces jeunes irakiens. J’ai ainsi pu montrer qu’Internet ne figurait pas seulement un lieu de projection de l’image et de soi, mais pouvait devenir – par effet retour dans le « réel », précisément –, un actant déterminant de la construction des parcours, un véritable plan d’affleurement des stratégies de territorialisation.
Deux des mots clefs qui figurent dans le résumé de la thèse pointent vers les champs dans lesquels sont constitués ses principaux apports : le cours général de l’expérience, d’une part, et les situations du quotidien, d’autre part. L’expérience du sujet forme avec les notions d’environnement, de ressources, de situation, de croyance et d’habitude, le réseau conceptuel à partir duquel il m’a été possible de formaliser l’interprétation de mon matériau. Ce réseau est présent dans la tradition pragmatiste, singulièrement dans l’œuvre de John Dewey, auteur peu mobilisé en anthropologie, avant que n’aient pu poindre ces dernières années – après une longue période de mépris réciproque –, la perspective d’une alliance nouvelle entre philosophie et sciences sociales. Dewey s’est intéressé avec une grande précision à tout ce qui permet aux individus de rétablir une certaine continuité de l’expérience – lorsqu’ils traversent des situations troublées – dans l’actualisation du rapport à leur environnement. En suivant Dewey, je crois avoir réussi à mettre en évidence la façon dont les situations traversées dans le cas d’espèce, et conjointement les habitudes – qui permettent de conférer un sens à ces situations et de régler le rapport de chacun à son environnement –, contrôlaient l’expérience des individus.
Nous avons, aurait dit Gilles Deleuze, exactement la consistance de nos habitudes. Que devient alors l’existence lorsque le désordre de la guerre vient directement les menacer ? À quoi se « raccrocher » lorsque les conditions environnementales dont on pouvait bénéficier sont soudain défaites ? J’ai montré que les individus n’avaient d’autre choix que de se « replier » sur un quotidien. Non pas tant pour se recroqueviller, sous l’effet de la menace, que parce que, plus simplement, les tâches s’accumulent, et qu’il faut pouvoir parer à tout. Mais alors que ce quotidien est donné sans perspective, du fait même de la guerre, on peut voir que les presque rien qu’il offre peuvent être l’occasion de rétablir un lien fonctionnel avec un environnement et de ré-organiser l’expérience des individus. C’est dans ce bloc d’espace-temps, en effet, que se constituent des devenirs, à travers ce que nous avons appelé la « pesée » qui met en jeu et en mouvement l’ensemble des attachements.
Un autre apport de la thèse, évidemment, est de pouvoir expliquer pourquoi, au terme de la « pesée », les gens ne partent pas, en général. L’actrice iranienne Zar Amir Ebrahimi l’a très bien exprimé, pour son propre compte, dans une interview récente : « si les gens pouvaient rester chez eux (dit-elle) jamais ils ne partiraient ». D’ailleurs, des reportages entiers n’ont-ils pas été récemment consacrés à cette « bizarrerie » qui voyait les réfugiés ukrainiens – pourtant accueillis « à bras ouverts » par les états membres l’Union européenne –, retourner chez eux sous les bombes ? En réalité, la migration représente toujours un plan B.
On peut faire observer que cette conclusion remet en cause les interprétations binaires que les institutions en charge de l’évaluation des dossiers d’asile et de l’octroi du statut de réfugié développent à travers la mobilisation de la catégorie de « déplacement forcé ». Tout se passe en effet, comme si, pour pouvoir recevoir la qualification de réfugiés, les personnes devaient impérativement faire la démonstration qu’elles avaient dû fuir dans la plus parfaite improvisation, sans jamais savoir où aller. Tout témoignage contraire, susceptible de conférer une quelconque épaisseur expérientielle à leur trajectoire, les condamneraient, à l’inverse, aux soupçons de la migration économique, et à venir grossir les rangs des déboutés du droit d’asile. De ce fait, les chercheurs qui recueillent les témoignages des migrants sur les chemins de la migration comme au terme de celle-ci sont régulièrement confrontés à des récits anticipant – à force d’apprentissage – la qualification qu’ils sont susceptibles de recevoir de la part des autorités. Leurs travaux ne prennent alors le plus souvent que la mesure d’un artefact lié aux conditions d’accueil, qui masque la nature du processus rendant décidable le fait de la migration.
S’il fallait ajouter un troisième apport de la thèse, il serait plutôt d’ordre méthodologique. Un premier versant, déjà exposé, a trait aux difficultés d’accès au terrain et à l’ordre réflexif qu’elles m’ont imposées. En creusant les parallélismes entre la situation du chercheur et l’enquête menée par ses interlocuteurs en Irak, la démonstration m’a amené à « dé-tropicaliser » la question du terrain et à m’éloigner ce faisant d’une perspective culturaliste. En marquant la différence d’approche avec les paradigmes déterministes des war and migrations studies, j’aurais pu m’affranchir d’une analyse causale et satisfaire dans le même temps aux canons de la discipline en lui opposant la richesse du matériau ethnographique et, pour reprendre la formule de Geertz, la seule épaisseur de mes descriptions (« thick description »). Je n’aurais pas su alors expliquer les différences qui marquent les trajectoires comparées de mes interlocuteurs au Sinjar et à Mossoul. Afin de pouvoir isoler les déterminants concrets des trajectoires, j’ai choisi à l’inverse de maintenir le lien de causalité comme horizon de mes démonstrations à travers l’approche processuelle. Ce parti pris d’ordre méthodologique m’a accessoirement permis de mettre à la bonne distance des récits personnels particulièrement douloureux sans perdre d’empathie, ni rien sacrifier du lien qui continue de m’attacher aux personnes rencontrées tout au long de cette recherche.
Il est resté une « boîte noire » dans la reconstitution des « constructions bricolantes » ayant permis à mes interlocuteurs de tenir dans les épreuves qu’ils ont traversées. Je m’en explique dans la thèse. Il s’agit de la perspective des femmes et de leur rôle dans le réglage des situations domestiques. On pourrait dire, ce qui est vrai, qu’elles avaient apparemment peu voix au chapitre concernant les décisions engageant la famille. En réalité, je vois bien qu’il leur appartenait de donner à ces décisions une traduction concrète et fonctionnelle dans la vie de tous les jours. Une perspective de recherche, pour moi désormais, serait d’ouvrir cette « boîte noire ». Mais il me faudrait alors sérieusement apprendre l’arabe. On ne dira pas qu’il n’est jamais trop tard pour bien faire, mais qu’il pourrait être utile d’utiliser ce moyen pour approfondir la question. À l’inverse, l’absence de maîtrise de la langue m’a permis de faire de la traduction un point de vigilance permanent dans la recherche. Je ne sache pas d’ailleurs que la maitrise de la langue change quoi que ce soit à cette vigilance interprétative. Et il n’est peut-être pas mauvais que j’aie pu faire les choses dans cet ordre pour alimenter ma compréhension du terrain d’une incompréhension première.

Parmi les perspectives ouvertes par la thèse – qui donnent un prolongement positif à la critique qu’elle adresse aux théories de l’action –, j’aimerais insister pour finir sur une question abordée dans sa conclusion, qui a émergé dans le cours de la rédaction et qui concerne l’approche du sujet dans la construction des cas. Alors que mon attention était d’emblée dirigée vers les individus, je leur ai conféré dans la thèse une agentivité « plus faible que prévu » ; moins logée dans la volonté, l’intentionnalité, les plans que chacun échafaude, qu’articulée aux circonstances, aux habitudes, à une multiplicité d’agencements.
Quel prolongement donner à cette perspective ? Il faudrait pouvoir creuser l’intuition – toute Deleuzienne – que les conditions dans lesquelles les mécanismes d’individuation peuvent se produire et constituer des personnes ou des moi concernent, en premier lieu, des multiplicités de relations qui ne se rapportent à aucun sujet comme unité préalable. C’est ce que la thèse me semble pouvoir illustrer.

Juliette Duclos Valois, 17 janvier 2023

Émilien Urbano, Oil wells, War of a forgotten nation, Qayarrah, Iraq, 2016

Extrait du rapport de soutenance de Cédric Parizot

Cette thèse se divise en cinq chapitres. Le premier, méthodologique, revient sur les difficultés d’accès au terrain et les conditions dans lesquelles s’est effectuée la recherche ; l’analyse est brillante et d’une grande portée épistémologique. Les chapitres 2, 3 et 4, tout aussi passionnants, s’inscrivent dans une démarche chronologique pour restituer les grands mouvements de populations exposées aux conflits qui ont marqué la région depuis 2013. Le chapitre 2 relate les épreuves des populations du Sinjar et de Mossoul lors de la prise de la région par l’Etat islamique. Il interroge les parcours des personnes qui ont choisi de se mettre à l’abri ou, au contraire, de rester sur place. Le chapitre 3 se focalise sur les deux premiers mois de déplacement des populations. Il interroge comment les populations déplacées se sont débrouillées pour s’installer ailleurs, trouver des soutiens et comment la question de la migration à l’étranger a pu une nouvelle fois se poser. Le quatrième chapitre analyse la vie quotidienne en déplacement, la manière dont les personnes ont reconstruit un milieu de vie dans des environnements parfois hostiles. En abordant la question de la vie dans les camps ou dans d’autres situations, l’auteure s’interroge sur la manière dont ces expériences peuvent alimenter le questionnement en faveur d’un départ, d’un retour ou d’une installation durable dans le Kurdistan irakien. Le dernier bouleverse partiellement cette chronologie pour s’interroger sur le résultat de ces expériences et de la manière dont des éléments ultérieures ou antérieures ont pu les transformer et affecter leur devenir.
Ce travail se démarque des approches contextuelles et déterministes, pour proposer une analyse ethnographique situationnelle et relationnelle des conditions d’émergence qui affectent les choix et les capacités d’agir des personnes avec lesquelles elle a travaillé. Son originalité tient au choix de rendre intelligible les parcours qui mènent soit aux installations prolongées de certains déplacés hors de chez eux, soit au refus de la migration.
L’analyse s’appuie sur un matériau ethnographique extrêmement riche récolté dans les régions de Mossoul, Sinjar et dans le gouvernorat de Duhok, au cours d’une série d’enquêtes sur place, ainsi que d’entretiens et de recherches dans les espaces numériques pendant la période de préparation du doctorat (2016-2022). En y ajoutant les informations qu’elle avait collectées au cours d’enquêtes menées pendant ses études de Master (2013-2016), Juliette Duclos-Valois propose une anthropologie processuelle sur une période de 8 ans. Le format de la thèse, le style et l’élégance du récit plongent littéralement le lecteur dans la vie de plusieurs familles irakiennes et de leur entourage pendant ces éprouvantes années. Le récit est captivant et poignant. Pourtant l’auteure ne tombe jamais une seule fois dans le pathos ou dans le sensationnel. Elle s’attache simplement à rendre compte avec pudeur, respect et une grande qualité stylistique du quotidien de la guerre, de la fuite, du déplacement et du retour, en restituant avec justesse les paroles des personnes qui ont vécu ces bouleversements et ont tenté, chacun avec leurs moyens, et les expériences singulières, de composer. C’est certainement pour cette raison que la guerre et que ses atrocités soient si peu évoquées dans leurs discours. Cette absence – surprenante pour quelqu’un qui n’a pas été directement impliqué dans une situation de guerre, marque en réalité la sourde omniprésence du conflit et la difficulté d’en parler. Cette tendance qu’ont les personnes à évacuer la guerre dans les discussions avec l’anthropologue ou celles du quotidien, lui rappelle l’attitude de certains Israéliens et des Palestiniens pendant la seconde Intifada, et ce qu’il a lui-même vécu sur son propre terrain en Israël Palestine. Le fait de ne pas mentionner constamment le conflit, ou des situations d’une grande violence, dans le quotidien est une manière de se protéger et de restaurer un semblant de normalité dans une situation fondamentalement anormale et bouleversante.
L’analyse reste omniprésente, mais est parfaitement articulée aux descriptions et aux récits de vie. Elle permet ainsi de bien situer la singularité et la spécificité de l’approche de la doctorante dans le champ d’étude des migrations, ainsi que les questions qu’elle ouvre.
Le format singulier de cette thèse n’offre pas seulement un manuscrit passionnant à lire, mais rend également compte de la qualité de l’ethnographie et des rapports humains que l’auteure a développée avec ses hôtes et ses interlocuteurs, au cours de ces huit dernières années, et ceci en dépit des nombreux obstacles auxquels elle a été confrontée. C’est tout d’abord le contexte de la guerre qui a rendu les lieux de sa recherche particulièrement dangereux. Cependant, Juliette Duclos-Valois a habilement composé avec ces difficultés. Grâce à sa prudence et son savoir être, son attention et aux relations qu’elle a développées avec différents réseaux d’acteurs sur le terrain (journaliste, ONG, autorités locales, etc.), elle a su mettre en place un dispositif d’enquête efficace et tout à fait respectueux de ses hôtes. Dans le premier chapitre de la thèse, elle offre d’ailleurs une analyse tout à fait intéressante de ce dispositif, de certaines de ses tactiques de passing. De même, sans le dire explicitement, elle prend tout à fait la mesure et décrit les formes d’intercorporéités (Jean Paul Thibaud) qui ont émergé entre elle, les traducteurs auxquels elle eut recours, ou encore les journalistes qui l’ont accompagnée, et la manière dont celles-ci ont construit et orienté son dispositif de recherche.
Toujours dans le chapitre 1, Juliette Duclos-Valois décrit avec beaucoup de justesse la dérive managériale de la recherche française et tout ce qui l’accompagne, c’est-à-dire une judiciarisation et une bureaucratisation des missions sur le terrain par un ensemble d’institutions qui font de plus en plus obstacle à toute forme d’enquête ethnographique immersive. Cette analyse, n’est cependant jamais à charge. Elle est ethnographique. Elle évalue ainsi avec précision, pertinence et justesse comment les procédures d’organisation des missions et des différents acteurs qui « accompagnent », pour ne pas dire « guident » l’anthropologue, dans le choix de son « terrain », interviennent activement dans l’organisation des modalités, des temporalités, ainsi que dans la construction de l’objet d’étude ou la formalisation des questionnements de la chercheuse. L’auteure montre ainsi comment le désir impérieux et les mécanismes des institutions de se décharger de toute responsabilité juridique au cas où il arriverait malheur à l’anthropologue ne viennent pas seulement faire obstacle à ses enquêtes, mais doivent être dorénavant pris en compte pour comprendre le fonctionnement de plus en plus complexes de nos dispositifs de recherche et de l’augmentation du nombre d’actants humains et non-humains qui y participent, au sein et hors du « terrain ». Ce témoignage et cette analyse ont une grande valeur. Les chercheuses et les chercheurs qui on a fait du terrain dans les années 1990, ou avant cette période prendront la mesure de l’écart de leurs conditions de travail avec celle de leurs étudiantes et étudiants actuels.
En outre, à travers cette réflexion sur les conditions de préparation de ses missions, mais aussi en articulant des séjours sur place, des entretiens à travers les réseaux sociaux, ainsi que l’analyse du contenu et des formats des traces numériques des personnes avec qui elle a travaillé, Juliette Duclos-Valois propose une réflexion intéressante sur les redéploiements spatio-temporels de nos terrains de recherche, ainsi que celles des corporéités de l’enquêteur et des enquêtés. A travers ses navigations dans ces espaces complexes, l’auteure est très attentive aux formats et à la dynamique des relations qu’elle développe dans le cadre de ses rencontres dans le monde analogique (en Irak), mais aussi aux conditions dans lesquelles s’effectuent celles qu’elles déploient dans les espaces numériques et les enjeux politiques et sociaux des traces qu’elle ou ses enquêtés y laissent.
Elle montre d’ailleurs combien les redéploiements de nos espaces de vie en cette période post-numérique redistribue et (re)formate différemment ce que Louise Merzeau qualifie de présence informationnelle. Entre ces espaces analogiques et numériques en conflits, surveillés, contrôlés et investigués par un ensemble d’acteurs (services de renseignements, entreprises commerciales, ONG, chercheurs, journalistes, etc.), les irakiens suivis par la doctorante développent constamment des stratégies de passing, qu’il s’agisse de franchir un checkpoint, d’obtenir un droit de passage à la frontière ou de se constituer un profil Facebook qui permettra d’ouvrir des portes, des réseaux ou des lignes de fuite décisives à leur survie. Juliette Duclos-Valois ne procède donc pas simplement à une « ethnographie augmentée » (p. 316) comme elle l’affirme, qui lui permettrait de compenser les interdictions bureaucratiques et le danger du terrain pour mener une enquête « à distance ». Non. Elle déploiement davantage une ethnographie post-numérique tout à fait en phase avec les mutations de notre monde. C’est souvent dans les camps de déplacés et de réfugiés que les entreprises high-tech européennes ou nord-américaines ou encore chinoises testent et expérimentent des systèmes de paiement, d’identification, de surveillance et de constitution de bases de données avant de les redéployer dans les pays les plus privilégiés. Ce sont d’ailleurs les interlocuteurs de Juliette Duclos-Valois qui lui ont incité à développer une réflexion autour des enjeux que recouvrent la constitution de profil numériques selon de formats qui répondent à la fois au type de réseau social (Facebook, Instagram, etc.), aux conditions de surveillance, mais aussi à attirer des acteurs avec lesquels on espère entrer en contact.
A cette réflexion sur les redéploiements de nos corporéités et de nos espaces de vie en période de conflit et post-numérique, Juliette Duclos-Valois ajoute une intéressante déconstruction des approches personnalisant ou individualisant le projet migratoire et le réduisant en termes de débat, de choix et de calcul. Dans les chapitres 2, 3, 4 et 5, elle montre tout d’abord avec soin combien l’habitude qui construit la croyance, barre souvent le chemin à l’expérience du danger et de la menace et comment elle peut affecter les décisions de rester, de partir, de s’installer temporairement ailleurs, ou de revenir. Elle montre ensuite que même lorsque les expériences désamorcent les croyances construites dans l’habitude du quotidien, elles émergent à travers des processus relationnels complexes. Elle montre ainsi comment perception et action se construisent à travers des dispositifs cognitifs et sensoriels profondément affectés par les mécaniques relationnelles que façonnent les rapports d’autorité, de pouvoir et d’alliances au sein du village, du quartier, et bien sûr au sein de la famille élargie entre génération, entre les genres. Juliette Duclos-Valois met non seulement en place une anthropologie relationnelle (Desmond), mais aussi, une anthropologie qui s’inscrit dans le prolongement la théorie de l’énaction (Varela, Thompson et Rosch). Elle ne situe ni l’action ni l’expérience dans la corporéité de la personne réduite aux limites de son corps biologique, mais dans une corporéité élargie qui articule les systèmes moteurs et sensoriels de celle-ci et certains éléments humains et non-humains de son environnement.
Lorsqu’une expérience se produit, c’est-à-dire, lorsque les modes opératoires et les croyances habituelles montrent leurs limites, les processus d’évaluation ou de « pesée » qui conditionnent les réactions à adopter et les décisions à prendre dépassent donc l’individu pour s’inscrire dans une corporéité, des mécaniques relationnelles, des spatialités et des temporalités plus larges. Ces pesées sont ainsi envisagées par Juliette Duclos-Valois dans le cadre des multiples attachements qu’ont développés les interlocuteurs de l’auteure avec leurs familles, leurs voisins, lieu de vie, leurs professions et leurs projets. La manière dont elle décrit comment ces attachements tiennent ces personnes souligne avec pertinence la gravité des relations dans lesquels chacun d’entre nous est pris. Les personnes agissent autant qu’elles sont agies par leur prise avec leur environnement. Enfin, ces pesées sont étudiées en fonction des moyens distincts dont disposent les différents groupes enquêtés en fonction de leur appartenance confessionnelle, ethnique, de leur capital économique, politique et social, des réseaux de relations sur lesquels ils peuvent se projeter, de l’état des infrastructures de communication, et enfin des contingences de leurs vie. Dans ce cadre, si l’agentivité des personnes étudiées par Juliette Duclos-Valois est bien prise en compte dans toute ses singularités, elle est envisagée comme un « point de vue » ou plutôt comme une « expression » de dispositifs qui excèdent ces mêmes individus, mais qui les constitue et qu’ils contribuent à (re)configurer à leur échelle. Elle articule ainsi la lecture que Gilles Deleuze propose de Leibniz propose dans Le pli, Leibniz et le baroque à son propre terrain. C’est d’ailleurs une des qualités remarquables de cette thèse, celle d’enrichir une analyse ethnographique tout à fait stimulante en s’appuyant habillement sur certain nombre de lectures philosophiques.
Ainsi, bien qu’elle soit centrée autour d’un nombre restreint d’histoires singulières, cette thèse ouvre sur la complexité de huit années de conflits et d’alliances entre les multiples factions armées, ainsi que sur les multiples sens des trajectoires des déplacements de centaines de milliers d’Irakiens dans cette région et leurs devenirs potentiels. Comme elle dit à juste titre : « L’accès à la généralité dépend […] davantage de cette capacité de symbolisation dans l’agencement des cas que de la soumission à une contrainte de représentativité pour les trajectoires individuelles » (p. 389).
Ceci nous amène à l’un des autres points fort de cette thèse : celui de prendre en compte la multiplicité du sujet. Ce dernier n’est pas simplement l’expression et l’actant de dispositifs qui l’excédent, mais il est aussi l’articulation de multiples trajectoires, certaines minoritaires, d’autres majoritaires, l’équilibre et les rapports de force entre elles dépendant des contingences de la vie et de la navigation entre les différents modes d’existence à travers lesquels évoluent les personnes. Il est un cas. C’est ce qui permet d’ailleurs à l’approche de Juliette Duclos-Valois de se démarquer d’une ethnographie rétrospective de parcours déjà établis et déjà achevé pour s’inscrire dans une anthropologie des phénomènes émergents. Au cinquième chapitre, en revenant quelques années auparavant, et en inversant le déroulé chronologique des trajectoires de ses interlocuteurs, l’auteure marque une fois pour toute sa distance avec une approche linéaire, séquentielle et proportionnelle de la causalité de trajectoires qui constitueraient des personnes dans leur totalité. Dans la lignée de Bergson, mais aussi d’Ingold, elle appréhende les sujets comme des émergences de trajectoires enchevêtrées, certaines linéaires, d’autres circulaires, certaines continues, d’autres discontinues. Elle montre ainsi que rien est acquis, mais que tout peut toujours advenir. A la manière d’Isabelle Stengers, ce qui l’intéresse n’est pas d’expliquer de manière logique simplifié les mésaventures qui sont arrivées aux victimes, mais davantage les processus dans lesquels ils sont impliqués et qui sont en mesure du produire du devenir. C’est de cette manière qu’il est possible de leur rendre toute leur humanité et leur agentivité. La dernière phrase de la conclusion rend d’ailleurs cette agentivité avec toute sa puissance: « Rien n’est plus actif qu’une ligne de fuite ! »

Cédric Parizot, 17 janvier 2023

Photo principale: Émilien Urbano, Smoker, Qayarrah, Iraq, 2016.

Territoire

Elément ou pratique de l’espace ?

Cédric Parizot, Chargé de recherche au CNRS, anthropologue, Institut de Recherche et d’Études sur le Monde Arabe et Musulman

Présentation dans le cadre du webinaire « Habiter et Participer: La place des territoires dans la recherche culturelle participative », 20 novembre 2020, 14h30-16h30, organisé par le réseau Paricip-Arc. Particip-Arc est un réseau d’acteurs engagés dans la recherche culturelle participative. Ce réseau est coordonné par le Muséum national d’Histoire naturelle et soutenu par le Ministère de la Culture.

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LEFEBVRE, Henri, 2000, La production de l’espace. Paris: Anthropos.

LEVY Jacques, 2003, “Territoire” in Dictionnaire de la géographie
et de l’espace des sociétés
, J. Lévy & M. Lussault (eds.),
Paris : Belin, 907-910.

LUSSAULT Michel, 2007, L’homme spatial. La construction sociale
de l’espace humain
, Paris: Le Seuil.

MOINE, Alexandre, 2006, « Le territoire comme un système complexe : un concept opératoire pour l’aménagement et la géographie », L’Espace géographique, vol. tome 35, no. 2 pp. 115-132. [En ligne]

MORIZOT, Baptiste, 2020, Manières d’être vivant. Arles: Actes Sud.

PECQUEUR, Bernard, 2009, « De l’exténuation à la sublimation : la notion de territoire est-elle encore utile ? », Géographie, économie, société, vol. vol. 11, no. 1, pp. 55-62.

Image: White nigths, Anna Guilló.

Aires de jeux: workshop de création de jeux

Un workshop de création de jeux à la frontière entre arts et sciences humaines

18 au 22 septembre 2019

L’atelier

Aires de jeux est un atelier d’expérimentation pratique au croisement de la recherche et de la création artistique centré autour du thème des frontières et de la production de l’espace. Proposé sur cinq jours (18 au 22 septembre septembre 2019), il a été conçu à destination de chercheurs et de jeunes artistes désirant explorer de nouvelles formes d’écritures. L’atelier a été envisagé comme un espace de collaboration entre des participantes d’horizons divers cherchant à construire des espaces à mettre en jeu, des lieux de dialogue partageables.

Encadré par deux artistes, Leslie Astier et Théo Godert,Leslie Astier et Théo Godert et un chercheur, Cédric Parizot, les participantes se sont confrontées en binômes à d’autres modes narratifs ainsi qu’à d’autres conditions de production dans le but de matérialiser leurs savoirs respectifs. En se basant sur les matériaux et recherches apportés par le chercheur et l’artiste, l’enjeu pour chaque binôme était de trouver leur propre mode de construire et rendre jouable leurs propositions respectives.

Lorsque nous jouons, nous ne manions pas simplement des objets, des gestes, de la parole : nous nous engageons avec les règles qui organisent leurs modes d’interaction. À la recherche d’autres espaces et conditions d’élaboration de la recherche, l’atelier avait pour but de mettre en crise les relations entre les participantes et leurs objets d’étude, permettant de faire émerger de nouvelles zones de compréhension.

Philosophie

Aires de Jeux flirte avec différents domaines, à la bordure du jeu lui-même. Sur le mode de la navigation et de la dérive, nous avons cherché à baliser ensemble ce que pouvait être un jeu et quelles étaient les idées préconçues que les participantes pouvaient avaient à propos de sa pratique.

Le jeu est un médium sensible qui se dévoile par l’expérience qu’en font les joueurs. En parcourant aussi bien des formes, des idées, des sensibilités, des concepts, que des systèmes interactifs, ensemble nous nous sommes questionnés sur ce que sont, et ce que pouvaient être, des jeux qui parlent du réel. Il nous a été important de remettre cette question en perspective d’un point de vue de créateur et non seulement dans une optique pédagogique.

Dix participantes ont été amenées à penser les sensibilités permises par le jeu et la position que leur prototype allait prendre par rapport au réel.

Photo: Valérie Caraguel

Les jeux fabriqués

Collaboration entre chercheurs en sciences humaines et étudiants en école d’art :
5 binômes – 5 prototypes

Raconte moi une légende inuit…

Photo: Leslie Astier/Théo Godert

Dans ce jeu de cartes, des joueurs incarnent des anthropologues à la recherche d’une légende Inuit au Nunavik (dans le Grand nord québécois). Chaque anthropologue doit faenquête ire des rencontres et des expéditions pour récolter des données dans son carnet de notes. Mais attention, ils ne savent pas toujours de quoi parle leur légende !

Natacha Roudeix
Inès Lamalchi

KHNata

Photo: Leslie Astier/Théo Godert

Expérience narrative entre matériel et immatériel, KHNata est une immersion progressive dans deux consciences du livre manuscrit. Il trouve son origine dans l’expérience d’un chercheur codicologue et paléographe ainsi que dans la démarche de questionnement d’une artiste autour de l’identité multiple. À l’ère de la numérisation des données, KHNata opère un parcours sensible entre différents états de la matière.

Laurie-Anne Jaubert
Élodie Attia

A Place in The City

Photo: Sara Scatà/Aline Lugo

A Place in the City est une narration interactive. Le joueur est plongé dans la ville de Magma et il assiste à une conversation : qui sont-ces personnages ? Pourquoi sont-ils réunis ? Le joueur se balade à la découverte du destin d’un quartier. Dans cet univers imaginaire il reconnaît des choses, dans un jeu entre fiction et réalité, il fait des allers-retours entre poétique et politique, entre Magma et Beyrouth.

Sara Scatà
Aline Lugo

Parcours d’enfant

Photo: Leslie Astier/Théo Godert

Incarner trois acteurs dans la vie d’un enfant placé. En communiquant, vous opérez à trois des décisions qui constitueront le parcours d’une vie jusqu’à l’âge adulte. Chaque message, son code et sa réception auront un impact sur le jeu et ainsi sur la vie de l’enfant.

Nathalie Chapon

GFBA

Velvet Aubry/Estelle Tzotzis

Gay Family Builder Agency (GFBA) est un jeu collaboratif entre deux joueurs. Il met en scène un couple gay qui décide d’avoir un enfant. Situé dans un futur proche, le jeu présente la GFBA : une agence fictive qui offre des services pour aider les couples de même sexe dans leur projet d’enfant.

Vous incarnez Noah et Basil et devez répondre à un questionnaire qui décidera, ou non, de votre droit d’accès à la parentalité.

Velvet Aubry
Estelle Tzotzis

Processus de création

Tout au long de l’atelier les participantes ont visité différents paysages ludiques et théoriques suivant un rythme soutenu. En trois jours, les chercheures et artistes devaient se prêter à différents excercices de déterritorialisation de leurs recherches menant à la construction d’un prototype de jeu. Pour les accompagner, un programme sur-mesure a été mis en place visant quelques points clefs d’expérimention, de réflexion et de conception.

Introduire

Peignant un paysage de possibles en alternant entre des œuvres jouables par des supports physiques et des œuvres numériques, Aires de Jeux a débuté sur la présentation d’un inventaire non exhaustif de ce que peut-être un jeu qui a trait au réel. Traversant à grandes enjambées un domaine très vaste, du jeu textuel au jeu de plateau, les participantes ont pu faire une première rencontre avec le paysage ludique actuel, un paysage qui déjoue souvent les attentes lorsqu’on parle de jeu ou de jeu-vidéo.

Contextualiser

Ponctuant les premières journées de réflexion, deux présentations sont venues accompagner les participantes dans leurs réflexions.

Jean Cristofol, professeur d’épistémologie à l’ESAAix, a mené une discussion sur les chevauchements territoriaux entre le jeu, la fiction et les pratiques de groupes sociaux différents.
Embrassant des questionnements sur la distanciation brechtienne aussi bien que l’oulipisme, Jean a questionné cette pratique du plateau comme lieu de production d’espaces sociaux et créatifs.
Douglas E. Stanley, artiste et professeur à l’ESAAix, et Cédric Parizot, anthropologue (Iremam, Aix-Marseille Univ/CNRS), ont quant à eux fait un retour d’expérience sur le processus d’élaboration qui les a mené depuis 2013 à la co-construction du jeu vidéo A Crossing Industry. Ils ont ainsi présenté un exemple de pratique concrète à travers laquelle un chercheur et un artiste peuvent articuler une démarche artistique avec ses enjeux esthétiques et poétique avec une démarche scientifique.

Familiariser

L’atelier a également été un temps d’apprentissage de deux outils numériques, selon le support choisi par les participantes : Cardpen / Twine – outils de création de cartes et de récit hypertextuel. Tous deux en ligne gratuitement, ces outils permettent d’obtenir rapidement des jeux en apprenant quelques bases de programmation et de graphisme.
Avec ces outils peuvent se développer de nouvelles écritures, de nouvelles manières de raconter portées par les envies de récits des participantes.

Dialoguer

Les temps de travaux étaient aussi des moments d’accompagnement, nous nous déplacions dans le but d’aider à la conceptualisation ou réalisation des prototypes.

Photo: Valérie Caraguel

Formuler

Formuler un pitch permet de trouver l’objectif et l’atmosphère d’un jeu en une présentation ne dépassant pas les 2 minutes. Régulièrement, les participantes ont été invitées à pitcher le jeu qu’ils projetaient de faire. Ces présentations collectives ont permis de faire rapidement surgir les endroits de tensions où quelque chose peut se déployer mais aussi les endroits d’incompréhension. Les pitchs ont été formulés au cours de sessions collectives où chaque groupe a pu discuter, échanger et reformuler les ébauches de jeu des autres groupes.

Orienter

Pour faciliter certaines étapes d’idéations, nous avons mis au point un outil qui permet aux participantes de tirer des questions et d’y répondre rapidement.
Cadres est un jeu de cartes s’inspirant du Water Yam de Georges Brecht couplé avec les Stratégies Obliques de Brian Eno. Le jeu est utilisé à la manière d’un oracle et s’adresse au joueur-créateur afin de l’aider à aller plus loin dans sa démarche créative, l’amenant à envisager les choses sous un jour nouveau ou demandant un positionnement face à une question non encore résolue.

Jouer

Durant les cinq jours, les participantes ont pu jouer à des jeux créés dans une optique artistique, mais ils ont également, tout au long de l’atelier, joué aux jeux qu’ils étaient en train de créer. Ces étapes de mise à l’épreuve ont été essentielles et ont souvent révélé les fragilités ou les forces expressives d’une idée. Le workshop s’est terminé par une session de jeu mutuelle dans un espace prévu à cet effet.

Conclusion

Aires de Jeux est un atelier visant à faire émerger des zones de frictions entre la recherche artistique et la recherche académique. Le jeu y est utilisé comme espace de rencontres modulable : il permet de régler les relations entre les participantes et de les faire concourir ensemble vers un objectif commun. Tout au long de l’atelier nous avons cherché à désigner certaines de ces zones d’interaction et à donner aux participantes des points d’entrée.

Les contraintes ont permis de délimiter un plateau d’interaction destiné à accélérer un processus de collaboration qui peut prendre des mois avant de donner naissance à des pistes de jeu. Le programme, qui a été conçu lors d’un premier atelier ayant eu lieu en 2018, a été perfectionné pour cette session afin d’inviter les participantes à ne se soucier que du développement de leurs idées et de leur première réalisation. Ce processus créatif accéléré peut être déroutant pour les participantes qui entrent en contact avec une nouvelle manière d’organiser leurs connaissances et qui doivent s’approprier un médium inconnu. Il est important d’accompagner et de soutenir les participantes dans ces zones d’émergence.

Photo: Leslie Astier/Théo Godert

Aires de Jeux a pour but d’amener à la création d’un objet dont l’expérience, le jeu, ne peut être substituée à une simple explication. Se départissant des narrations proprement scientifiques et de la forme socialement construite de ce que devrait être un jeu, les participantes ont formulé des expériences liées à des observations faites sur le réel.

Photo: Leslie Astier/Théo Godert

Leslie Astier et Théo Godert, Aix-en-Provence, 31 août 2020

Image principale: Leslie Astier/Théo Godert

Guillaume De Vaulx, Du texte médiéval au jeu vidéo

Par Guillaume de Vaulx,
Docteur agrégé de philosophie (IFPO)

Un livre interactif inspiré de la fable des animaux dans l’épître 22 des Rasāʾil Ikhwān al-ṣafā

Comment restituer tant la force logique que la dimension populaire d’un texte médiéval tel que la fable des animaux, célèbre procès de la domination de l’homme sur l’animal tiré des Rasāʾil Ikhwān al-ṣafā ?

On est habitué dans la recherche historique à penser que la forme de l’article académique ou de la traduction commentée est, malgré sa difficulté d’approche, la forme la plus dense de production d’un savoir, forme qui pose seulement ensuite le problème de sa vulgarisation.

Or, dans le cas de mes recherches actuelles sur la philosophie arabe classique, l’essence même de mon objet est perdue par sa restitution académique. En effet, la fable des animaux dont j’entreprends la traduction est, historiquement, la création d’une forme littéraire nouvelle, le procès de l’homme, adéquate à une question politique inédite, celle de la légitimité de la domination politique. Comment restituer cette mise en question du pouvoir sachant qu’une telle entreprise suppose dans son essence même de prendre une forme littéraire accessible au plus grand nombre ? En effet, pas de mise en cause de la domination qui ne s’adresse qu’à l’élite dominante. Par conséquent, pas de restitution fidèle d’une forme littéraire si on la démunit de sa puissance créatrice de nouvelles intrigues. Mon projet de traduction commentée de la fable des animaux trouve ici ses limites. En effet, par lui, je m’apprête à reproduire en français la seule silhouette inerte d’un texte qui a, lui, animé tous les mouvements insurrectionnels de l’Islam classique. Or, si en historien je me dois d’expliquer une pensée, en philosophe, j’ai l’obligation de ranimer un outil à penser.

La démarche proposée lors des workshop ‘Recherche création » du Forum GIS MOMM 2018 prend alors tout son sens : ouvrir la recherche elle-même à d’autres formes d’écriture, en proposant aux chercheurs de s’initier à des techniques de création qui leur sont souvent étrangères mais qui sont les formes les plus innovantes, à savoir la création artistique et numérique.

C’est ainsi que j’ai été initié lors de l’atelier Art et Recherche organisé à l’École Supérieure d’Art d’Aix en Provence du 27 au 31 septembre, à la technique de l’intrigue interactive et à l’outil informatique Twine par Douglas E. Stanley, enseignant et artiste, spécialisé dans le jeu et le jeu vidéo et Leslie Astier (artiste). Le résultat de cette formation intensive est le récit interactif HommeVsAnimal. Partant de la situation initiale de la fable des animaux, le jeu ouvre son lecteur à la multiplicité des mises en cause de la domination politique sous la forme de l’apologue : il est amené à choisir entre le conflit sur la domestication (celui mis en scène dans la fable des animaux), celui sur l’alimentation carnée, la colonisation des terres, l’extermination, le dressage, autant de problèmes posés dans le cadre plus contemporain de l’éthique animale. Cette mise en jeu de la fable médiévale et son branchement sur des problématiques politiques contemporaines en restituent la force politique originelle.
La présentation du jeu le 1er octobre à l’École Supérieur d’Art d’Aix en Provence lors de la soirée inaugurale du forum du GIS-MoMM 2018 a pu manifester l’importance de cette forme dans la découverte de la fable médiévale et la construction d’un débat autour des questions politiques qu’elle soulève. Nous ne pouvons que regretter la brièveté de l’atelier et espérer poursuivre cette collaboration pour offrir au public une oeuvre lui permettant tant de se plonger dans la fable médiévale par l’ajout d’hyperliens, que dans ses ramifications politiques actuelles par le développement de l’intrigue.

Enfin, la pratique de cette forme inédite d’écriture nous a permis aussi de travailler des problématiques qui n’apparaissent pas dans une écriture linéaire, à savoir celle du choix et des mondes possibles. En effet, la lecture interactive offre au lecteur de choisir certains développements de l’intrigue plutôt que d’autres et l’amène alors à des comportements nouveaux qui sont en eux-mêmes formateurs. Ainsi, les choix non rationnels et viables pour les protagonistes de l’intrigue amenant celle-ci à se terminer plus rapidement, le joueur est conduit à modifier son attitude intellectuelle. La lecture devient non seulement informative, mais formatrice.

Beyrouth, le 12 octobre 2018.

antiAtlas Journal #02 – Fictions aux frontières, 2017

Sous la direction de Jean Cristofol, Cédric Parizot et Anne-Laure Amilhat Szary

Le numéro 2 appréhende la fiction comme une stratégie qui consiste, par ses effets de réel, à introduire des écarts, des perturbations et des incohérences stimulantes dans ce qui parait naturellement donné, ce numéro s’efforce d’évaluer le rôle qu’elle peut jouer dans le renouvellement de nos questionnements sur les frontières du 21ème siècle.

Sommaire

– Jean Cristofol, Introduction antiAtlas journal #2 : fiction et frontière
– Elena Biserna, Soundborderscapes : vers une écoute critique de la frontière
– Thomas Cantens, L’Arithmétique politique des frontières : pour une critique éclairée
– Charles Heller et Lorenzo Pezzani, Images flottantes, traces liquides : la perturbation du régime esthétique de la frontière maritime de l’UE
– Raafat Mazjoub, L’écriture comme architecture : performer la réalité jusqu’à ce qu’elle s’exécute
– Stéphane Rosière, Les frontières internationales entre matérialisation et dématérialisation
– Johan Schimanski, Frontières de verre

Emmanuel Grimaud – Être machine : Il existe une multitude de manières d’être une machine qui n’ont pas été explorées

Janvier 2017

On s’est rarement posé la question de savoir ce que veut dire « être une machine », avoir une sensation de machine. Il faudrait examiner toutes les possibilités : soit on décide que les machines peuvent avoir des sensations et qu’elles sont semblables aux nôtres (ou de pâles simulations des nôtres), soit on considère qu’elles pourraient bien avoir des sensations radicalement différentes, soit on se dit qu’elles n’en ont pas. Selon l’option que l’on choisit, cela entraîne en cascade des séries de problèmes à résoudre.

Pour les machines, par exemple, leur accorder des sensations oblige-t-il à changer de concept de machine ? Si oui, alors il faut aussi changer de concept d’humain. Cela implique aussi du coup d’autres types de relation avec les machines, voire même dans une certaine mesure changer de société. Une grande part de notre « problème » avec les machines vient du fait que leurs capacités ne cessent d’évoluer et que leur statut « ontologique » est pour le moment indécidable.

Image tirée du film documentaire Ganesh Yourself, Emmanuel Grimaud, 2016

La prudence nous impose de ne pas leur attribuer d’états mentaux, car nous sommes dans l’incertitude la plus totale sur ce qu’elles pourraient bien faire ou (un jour) éprouver, mais dans certaines situations, les « anthropomorphes » que nous sommes n’hésitent pas à succomber à notre tendance naturelle pour nous réprimer aussitôt en nous accusant d’« animistes ». L’autre option serait d’assumer une forme de « panpsychisme » et considérer qu’après tout, les machines, composées de programmes faits par des humains, contiennent nécessairement des formes de « proto-intelligence » ou des « magmas de sensations », même si on ne sait pas bien les nommer ou les cerner, mais tout le monde n’y est pas prêt.

L’éthologie a changé radicalement le jour où Von Uexküll (1934) s’est demandé ce que signifie voir quand on est une mouche, sentir quand on est un chien. La botanique se pose aussi ce genre de problèmes à propos des végétaux. Il y a bien longtemps, Gustav Fechner consacra plus de 400 pages à cette question (Nanna ou l’âme des Plantes,1848) : les plantes ont-elles une âme ? Et il en conclut qu’étant sensible à des choses infinitésimales (la lumière, la température), leur âme était radicalement différente de celle des humains. Un tel présupposé débouche forcément sur une autre écologie…

Dans le domaine des machines, il faut avouer qu’on s’est beaucoup posé la question de savoir si elles pensaient et très peu de savoir si la sensation d’être une machine était réservée aux machines ou si c’est une sensation que seuls les humains peuvent éprouver ?

D’ailleurs, on s’est beaucoup plus intéressé à la façon dont les humains attribuent un statut de personne à des machines (grâce à des mécanismes d’imputation d’une grande générosité, voir l’exposition Persona, Quai Branly, 2016, par exemple), qu’aux conditions dans lesquelles des personnes se perçoivent comme des machines.

Comme les machines évoluent, « être une machine » en 2016 n’est pas la même chose qu’en 1950 et ça ne signifiera sûrement pas la même chose en 2070. Il faudra sans doute se reposer la question au fur et à mesure que les machines évoluent. Mais on peut déjà essayer de lancer quelques pistes. En 2016, ça veut dire quoi avoir une « sensation » de machine ?

La plupart des gens, à commencer par les roboticiens, considèrent que les machines n’ont pas de sensation et de conscience de leur sensation. Une machine, en l’état actuel de la robotique, n’éprouve pas de sensation.

Image tirée du film Barbarella, de Roger Vadim, 1968

Quand on fabrique un robot, on doit tout reprendre à zéro : percevoir, penser, sentir. Mais du coup, on fait table rase aussi sur ce que c’est qu’une sensation. Et aucune machine n’est assez élaborée pour pouvoir nous parler de ses sensations de machine. Donc on est dans une zone trouble, inconnue. A la fois pour les machines qui n’ont pas conscience de leurs sensations (si jamais elles en ont). Et pour les humains.

Pour un humain, avoir une sensation de machine, c’est beaucoup plus accessible. Et je voudrais faire une première proposition. Pour un être humain, avoir une sensation de machine, c’est ne pas éprouver de sensation là où on pourrait en éprouver une.

On a tous une image stéréotypée de ce que c’est qu’une machine. Et c’est elle qu’il faut arriver à changer. On associe machine et insensibilité, froideur. Être une machine, c’est négatif. C’est être humain moins des tas de choses : c’est voir sans comprendre, c’est s’attacher sans émotion, agir sans réflexivité. Avoir une sensation de machine, ce serait donc un privilège (ou une angoisse) d’être humain : ne rien éprouver justement là où on peut éprouver quelque chose. Être victime d’une sorte de privation sensorielle.

Harold Searles, un psychiatre américain des années 50-60, qui travaillait avec des schizophrènes, s’était aperçu que beaucoup de ses patients, à un stade relativement avancé de la maladie, se voyaient comme des machines ou bien sous l’emprise de mécanismes incontrôlables. Ils pouvaient aussi se voir comme des animaux ou des plantes mais c’était jamais aussi angoissant pour eux que lorsqu’ils avaient le sentiment d’être un amas de circuits et de boulons ou d’être sous l’emprise d’une machine infernale, extérieure à eux-mêmes qui les dépossédait de leurs sensations ou s’emparait de leurs fonctions vitales.

Quand on y regarde de près, il y a peu de philosophies positives de l’ « être machine » mais il en existe bien. Je veux dire par là des philosophies qui nous donnent envie d’éprouver la sensation de ne plus rien éprouver, d’être une machine.

Masahiro Mori, roboticien japonais, fameux théoricien de la Vallée de l’Etrange a consacré un livre entier à revaloriser le fait d’être des machines : Buddha in the Robot (1980). Pour Mori, être un robot, un programme, c’est un état formidable. Vous êtes dans une sérénité absolue, pas perturbé par votre excès de réflexivité ou vos émotions puisque vous n’en avez pas. C’est l’état auquel les grands mystiques rêvent d’accéder grâce à la méditation (vidéo, Wang Zi Won). Ce n’est pas un hasard si Mori qui est aussi l’inventeur de la Robocup (coupe du monde de football robotique) avait crée un institut où les roboticiens étaient invités à faire de la méditation zazen tous les matins.

Ne pensez pas que c’est une fantaisie japonaise. Kleist ne disait pas autre chose dans son théâtre de marionnettes (1810). L’excès de réflexivité pollue et empêche l’être humain d’atteindre l’efficacité et la perfection. Il faut retrouver l’automate en nous. On sent là l’Esprit des Lumières. On pourrait donner d’autres exemples. La Bhagavad Gita (« Le chant du bienheureux, » Ve av JC), ce traité hindou de philosophie du détachement, met en scène le dieu Krishna et le guerrier Arjuna plein de doutes sur la guerre qu’il est en train de mener car on lui demande de tuer ses propres cousins. Krishna l’invite à se détacher de toute émotion et à retrouver la machine en lui, pour être un parfait guerrier, « bienheureux ».

Vieux rêve donc, qui ne date pas du transhumanisme qui est le dernier avatar d’une pensée positive de la machine.

« Etre une machine » ici, c’est un état qui se conquiert laborieusement, à force de discipline, l’être humain arrive à développer une forme d’insensibilité. Etat plus ou moins valorisé, cauchemardesque pour Searles, idéal pour Mori. Mais dans tous les cas, on considère que nous savons ce que c’est qu’être une machine et nous pouvons en faire l’expérience.

Mais est-ce qu’il ne faudrait pas changer cette vision stéréotypée de ce qu’est une machine ? Car plus la robotique se développe, plus ce stéréotype est en train de changer radicalement.

Il suffit de se promener dans un laboratoire de robotique pour s’apercevoir qu’une machine, ça fatigue, ça peine, ça s’emballe, ça chauffe, ça a besoin de se reposer, ça beugue et ça repart parfois miraculeusement. Les robots ont des tas de comportements incompréhensibles, qu’on ne s’explique pas. Et on passe généralement beaucoup plus de temps à les réparer qu’à les voir marcher. C’est rare au fond qu’ils marchent de manière fluide. Si personne n’est prêt à leur attribuer des sensations, en revanche tout le monde s’accorde à dire qu’ils ont des humeurs. Ce n’est pas pour rien qu’en Inde, on fait un rituel aux machines (Ayudha Puja) pour les apaiser !

Même quand on a affaire à un robot télé-opéré par un humain (comme le Geminoid), il y a toujours un moment où il fait des choses bizarres. Il résiste, il beugue et fait valoir son être de machine. Plutôt que le terme de sensation, il vaudrait mieux parler d’humeur : le Geminoid a des humeurs, il passe par des états persistants, voire récurrents qui nous résistent. C’est la définition même du terme « humeur ».

A tel point que lorsqu’on s’est amusé à faire des expériences autour du Geminoid (on a écrit un livre avec Zaven Paré qu’on a appelé Le Jour où les robots mangeront des pommes, 2012), on avait fini par noter tous ses tics et imiter le Geminoid entre nous pour rigoler. Faire le Geminoid, ça voulait dire ne pas regarder dans les yeux quand l’autre vous adresse la parole à des moments impromptus, ouvrir la bouche comme un poisson, avoir des tics, faire des mouvements qui sortent de l’interaction et ne respectent pas toutes ces petites conventions très subtiles et inconscientes qui font la richesse d’une interaction humaine de face à face.

Jusqu’au jour où on fit cette expérience curieuse. Zaven décida de manger une pomme devant le robot pour voir ce que ça fait. Et on s’aperçut que ça produisait en nous un sentiment inconfortable, désagréable. Les bruits mécaniques devenaient des bruits d’estomac, comme si le robot désirait la pomme. Le fait de voir ce robot qui regardait la pomme, incapable de pouvoir la manger, était une expérience terrible pour un humain doté d’une sensibilité normale.

Vous me direz, l’empathie humaine est sans limite. Même quand une machine beugue, on est prêt à la sauver et à lui faire place dans notre monde ! Mais que se passerait-il si nous nous étions trompés ? Nous qui passions notre temps à nous moquer de cette pauvre machine victime de troubles de l’humeur et incapable de nous donner le sentiment qu’elle était humaine à part par intermittences. Si au fond nous ne savions pas du tout ce qu’être une machine veut dire ? Si le fait de ne pas pouvoir nommer ce qu’une machine éprouve n’était que l’indice de notre incapacité à penser le monde propre des machines ? Si l’expérience d’être une machine nous était aussi inconnue que celle d’être une mouche, un poulpe ou une plante ? Alors il existerait une multitude de manières d’être une machine qui n’ont pas été explorées. Y compris pour les humains. Je préfère personnellement cette option, qui consiste à attribuer une altérité de principe aux machines plutôt que leur attribuer autre chose qu’elles n’ont pas (des sensations sur le modèle humain) ou les dénuer de tout. Les robots n’ont peut-être pas de « sensations » en l’état actuel de la robotique, mais ils ont des états, voire des troubles de l’humeur, comme toutes les machines. On fait tous les jours l’expérience de cohabiter et de se brancher à des machines dotées de formes de sensibilité ou d’insensibilité que l’on a encore bien du mal à nommer. Philip Dick, l’écrivain de SF, l’avait bien compris, avec ses machines toujours détraquées, parfois euphoriques parfois déprimées, qui beuguent de manière imprévisible et nous compliquent le monde. Il m’est toujours apparu plus visionnaire que n’importe quelle prophétie qui nous promet l’Harmonie avec les robots. Remettre les humeurs des machines au premier plan et voilà que tout change : notre concept de machine, d’humain et peut-être aussi de société…

Emmanuel Grimaud, Nanterre, Janvier 2017

Biographie

Emmanuel Grimaud a été recruté au CNRS en 2003, après avoir soutenu sa thèse en 2001, sous la direction de Charles Malamoud. Il s’est spécialisé dans l’observation des cinétiques en acte, à partir d’objets aussi divers que la gestuelle des cinéastes au travail sur les plateaux de cinéma, les effets de reconnaissance chez les sosies, les techniques d’identification des traces sur les chantiers de fouille, la conduite dans les carrefours sans feux, les matches de scarabées et de poissons (avec Stéphane Rennesson), le mouvement des automates religieux sur les plateformes rituelles en Inde ou encore ceux des robots humanoïdes (avec Zaven Paré). Son dernier terrain (avec Thierry Coduys) concerne les mouvements de marchandises et les flux de porteurs dans la ville de Bombay, impliquant l’utilisation de traceurs GPS et de caméras embarquées. Sur le plan méthodologique, ses recherches déploient des dispositifs expérimentaux inédits en vue de développer les bases d’une anthropologie « cinétique » des interactions. Ses travaux recourent à des méthodes rigoureuses d’observation rapprochée des cours d’action, étudiant tout spécialement le rôle des micro-mouvements dans l’interaction.[pour plus d’élements]

Jean-Pierre Cassarino – L’expansion du système européen de la réadmission

Jean-Pierre Cassarino
L’expansion du système européen de la réadmission : Depuis les années 50 à aujourd’hui

La réadmission vise à renvoyer des étrangers qui n’ont pas ou plus le droit d’entrer et de séjourner sur le territoire d’un pays. Les pays d’immigration, de transit et d’origine peuvent coopérer en matière de réadmission sur la base d’un accord.

D’un point de vue historique juridique et politique, la réadmission ne constitue pas un thème nouveau dans les relations internationales. En revanche, les modalités de coopération en matière de réadmission, ainsi que leur pratique, sont tout à fait nouvelles, voire inédites. Aujourd’hui, elle constitue une question centrale dans les pourparlers bilatéraux et multilatéraux.

Pourquoi une approche duale ?

Les accords bilatéraux peuvent être formalisés, comme cela est souvent le cas, par la conclusion d’accords standard de réadmission basés sur des obligations réciproques. Toutefois, un inventaire limité aux accords standard de réadmission ne saurait donner une image précise des nombreux mécanismes qui ont été mis en place afin de faciliter l’expulsion des étrangers en situation irrégulière.

En effet, il arrive que des Etats acceptent de conclure un accord ou entente bilatérale sans nécessairement formaliser leur coopération en matière de réadmission. Ils peuvent choisir de l’inscrire dans un cadre plus large de coopération bilatérale (par exemple, par la conclusion d’accord en matière de coopération policière comportant une clause sur la réadmission, par des ententes administratives et des accords cadres de partenariat), ou de la traiter par d’autres canaux (à savoir, par des échanges de lettres et des memoranda d’entente). Ces naccords non standard visent à répondre à des contraintes diverses. Plusieurs Etats membres, ainsi que de nombreux autres pays à travers le monde, ont eu recours à ces accords bilatéraux non standard liés à la réadmission afin de gérer la délivrance des documents de voyage ou laissez-passer, nécessaires au renvoi des étrangers en situation irrégulière.

Cette approche duale explique les raisons pour lesquelles il est important de parler d’accords liés à la réadmission, car cette référence englobe des accords aussi bien standard que non standard. Dès son lancement en 2006, un inventaire des accords bilatéraux liés à la réadmission a été dressé sur la base de cette approche duale. Il vise, entre autres, à dévoiler l’ampleur du système européen de la réadmission, sur tous les continents.

Le système de la réadmission

L’inventaire ne vise pas seulement à informer. Il a aussi pour objectif de démontrer qu’un véritable système de la réadmission existe, mettant en relation plus de 125 pays d’immigration, de transit et d’origine. Que ces derniers soient riches ou pauvres, grands ou petits, en guerre ou en paix, démocratiques ou autoritaires. Il s’agit d’un système fortement inclusif.

Jean-Pierre Cassarino

Docteur en science politique, anciennement professeur au Centre Robert Schuman de l’Institut universitaire européen (Florence, Italie). Jean-Pierre Cassarino est actuellement chercheur associé à l’Institut de recherche sur le Maghreb Contemporain (IRMC, Tunisie). Son domaine de recherche porte sur les modes de coopération internationale en matière de « gestion » des migrations internationales et d’asile.

Publications : https://irmcmaghreb.academia.edu/JeanPierreCassarino

Courriel : cassarinojp AT gmail.com

Cédric Parizot – Les murs en Méditerranée

Cédric Parizot
Les murs en Méditerranée
Décembre 2015

Depuis le début des années 1990, les rives de la Méditerranée ont vu s’élever de nombreux murs, barrières et systèmes de surveillance aux marges des États, parfois même au cœur des villes. L’espace méditerranéen n’échappe donc pas à la « téichopolitique », c’est-à-dire cette politique de cloisonnement des espaces pour renforcer le contrôle sur les territoires (Ballif et Rosière, 2009). À la fin des années 2000, selon les estimations de différentes équipes de recherche, murs, barrières, clôtures et systèmes de surveillances maritimes s’étendaient sur une longueur comprise entre 18 000 et 41 000 km de frontières terrestres et maritimes (Foucher, 2007 ; Ballif et Rosière, 2009). Les trois quarts de ces dispositifs auraient été érigés après l’an 2000. Dans l’espace euro-méditerranéen, ces clôtures, barrières et murs construits ou projetés aux marges des États couvraient déjà plus de 8 000 km de frontières (Rosière et Jones, 2012).

Si l’érection de murs n’est pas un phénomène contemporain, son ampleur et les logiques qui sous-tendent ce processus s’inscrivent en revanche dans des dynamiques propres à la globalisation (Brown 2009, Vallet 2014). Loin d’être des archaïsmes ou des marques provisoires de repli, dans un monde que certains envisageaient comme plus ouvert, ces murs témoignent de l’émergence de nouvelles formes de gouvernement des hommes et des territoires.

Des fortifications militaires aux murs de l’exclusion

Dans l’Empire romain, des murs apparaissent dès l’an 122, quand le mur d’Hadrien est construit pour marquer la limite nord de l’Empire. Il est doublé par celui d’Antonin en 140. À l’est, une ligne de fortifications est érigée, plus tard, le long du Danube et du Rhin. Établis sur des lignes de front, ces édifices visent à contenir les attaques et les incursions contre un Empire alors sur la défensive. Cette fonction militaire se retrouve aux époques moderne et contemporaine à travers l’exemple de la « ceinture de fer » de Vauban, ou celui de la ligne Maginot construite dans les années 1920-1930 sur les frontières nord et est de la France, de la Belgique à l’Italie.

Entre le XIXe et le XXe siècle, l’expansion et la généralisation des États-nations, ainsi que le processus de reconnaissance mutuelle encouragé par la charte de l’Organisation des Nations unies (ONU), ont considérablement réduit la fonction militaire des frontières : de lignes de front, elles deviennent des marqueurs entre des espaces de souveraineté (Rosière et Jones, 2012).

Dans la seconde moitié du XXe siècle, la militarisation et le déploiement de fortifications aux frontières se limitent alors aux espaces conflictuels. S’il ne reste que des vestiges de la ligne Barlev construite par Israël en 1967 le long du canal de Suez, le « rideau de fer », érigé par le bloc de l’Est de la Baltique à l’Adriatique au cours de la guerre froide, a davantage marqué son temps et les paysages, comme en témoigne le mur de Berlin construit en août 1961. D’autres lignes de front persistent encore en Méditerranée. Ainsi, à Chypre, la ligne Verte, longue de 180 km, sépare toujours, depuis 1974, les parties grecque et turque de l’île (Novosselof et Neisse, 2015). Les frontières d’Israël avec le Liban et la Syrie restent également toujours grillagées et lourdement militarisées – en 2012, les autorités israéliennes ont d’ailleurs relancé un programme pour les renforcer.

Au cours de cette période, les fonctions de ces barrières glissent également vers le contrôle des mouvements d’insurgés et de populations civiles. Le rideau de fer visait davantage à empêcher les ressortissants des pays de l’Est à fuir vers l’Ouest qu’à repousser l’avancée d’une armée ennemie. Pendant la guerre d’Algérie, les lignes de barbelés mises en place par les Français entre 1956 et 1957 le long des frontières avec la Tunisie et le Maroc sont essentiellement destinées à empêcher les déplacements et le ravitaillement des insurgés. En 1969, à Belfast, les autorités britanniques érigent les premières barrières entre les quartiers catholiques et protestants de la capitale de l’Irlande du Nord. Ces Peace Lines (lignes de paix) sont censées réduire les frictions entre les deux populations en conflit ; elles s’étendent aujourd’hui sur environ 15 km (Ballif, 2009). Enfin, en 1980, le Maroc lance la construction d’un mur de sable à l’est du Sahara occidental, cinq ans après avoir pris possession de la zone. L’objectif est de contenir les attaques des Sahraouis et de protéger le « triangle utile » comprenant les mines de phosphates et les principales villes du territoire (Mohsen Finan, 1997, p. 63-66) ; ce mur mesure aujourd’hui près de 2 000 km (Novosselof et Neisse, 2015). D’autres barrières et clôtures ont été érigées par les Américains en Irak dans les années 2000. Leur volonté était de lutter contre des infiltrations d’insurgés et les attentats terroristes au sein des zones maintenues sous leur contrôle.

Dans les années 1990, la plupart des murs abandonnent leur vocation militaire au profit de fonctions policières et sécuritaires. Désormais, ces barrières ont pour principal but de contrôler les mouvements de populations ainsi que l’exclusion de groupes considérés comme présentant des risques. En construisant, dès 1995, des barrières le long de leurs enclaves de Ceuta et Melilla, les Espagnols sont les premiers Européens à recourir aux murs pour lutter contre l’immigration clandestine et les trafics illégaux (drogue, contrebande, etc.) – utilisant ainsi le même procédé que celui employé un an plus tôt sur la frontière américano-mexicaine, et alors vivement critiqué par l’Europe.

Depuis, de nombreux autres projets ont vu le jour en Europe, au Maghreb et au Moyen Orient, dont plusieurs au cours de l’année 2015. Les cartes réalisées par les équipes de recherche d’Elisabeth Vallet et Migreurop en 2012 et celle de Alexandra Novosselof et Frank Neisse, 2015 n’arrivent d’ailleurs plus à suivre cette prolifération. En Europe, de nouveaux murs sont apparus autour de l’espace Schengen : au niveau du fleuve Évros entre la Grèce et la Turquie, entre la Slovaquie et l’Ukraine, entre la Bulgarie (candidate à l’intégration dans Schengen) et la Turquie (Quétel, 2012, p. 266-267). En 2015, suite à l’arrivée de plus en plus importante de migrants, la Hongrie a annoncé son projet d’élever un mur de 175 km le long de sa frontière avec la Serbie (Honoré 2015). Même la France n’échappe pas à cette tentation, puisqu’elle a érigé une clôture de 2 à 4 mètres de haut sur 3 km de long pour barrer l’accès des migrants au terminal d’Eurotunnel (Zerrouky 2015). Enfin, en déclarant en octobre 2015 sa volonté d’élever un mur le long de sa frontière avec la Slovénie (AFP et Vedier 215), l’Autriche inaugure le premier mur au sein de l’espace Schengen.

Au sud et à l’Est de l’Europe, d’anciens édifices construits sur des lignes de front sont même aujourd’hui « réhabilités » en vertu de leur capacité de contenir les flux des migrations. C’est le cas de la barrière de sable le long du Sahara occidental, désormais présentée comme telle par certaines autorités marocaines (Novoseloff et Neisse, 2015). En 2014, le Maroc a annoncé la construction d’un mur supplémentaire d’une centaine de kilomètres le long de sa frontière avec l’Algérie. En 2015, la Tunisie a quant à elle commencé à élever un mur de 168 km le long de sa frontière avec la Lybie (Amari 2015). La Turquie a décidé de fortifier certaines zones frontières avec la Syrie (Le Figaro et AFP 2015), au même titre que l’Egypte le long de la zone tampon entre la Bande de Gaza et le Sinaï.

Ces murs ne sont pourtant que la pointe de l’iceberg : ils sont l’équivalent terrestre de dispositifs de surveillance maritime bien plus étendus, que les différents pays membres de l’Union européenne ont déployés le long du détroit de Gibraltar, de l’île de Lampedusa, de Malte ou encore entre les îles grecques et la Turquie (Rosière et Jones, 2012, p. 227-228). L’un des plus élaboré de ces « murs liquides » est sans doute le système SIVE (Sistema Integrado de Vigilancia Exterior), entourant les côtes espagnoles et portugaises : reposant sur des systèmes de détection très sophistiqués, ainsi que sur des patrouilles maritimes et aériennes, il vise à intercepter les migrants et les contrebandiers en provenance du Maghreb.

Présentées avant tout comme des dispositifs sécuritaires, les barrières érigées par Israël, à partir des années 1990, s’inscrivent elles aussi dans une logique de régulation des mouvements de populations et de leurs espaces de vie. La première à être construite est celle de Gaza en 1995. En filtrant et en régulant les entrées des Palestiniens vers Israël, les autorités ont voulu à la fois empêcher les intrusions d’individus considérés comme des risques sécuritaires, mais surtout réguler l’accès de cette population au marché du travail israélien. Au cours du second soulèvement palestinien (2000-2004), face à la vague d’attentats suicides dans les villes israéliennes, les autorités israéliennes ont décidé de renforcer la barrière de Gaza (2001 et 2002) et de lancer la construction d’une autre autour de la Cisjordanie (2002). Officiellement, les objectifs restent identiques : faire obstacle aux attentats, réduire l’importance de la main-d’œuvre palestinienne en Israël et séparer, une fois pour toutes, les deux populations. Mais rapidement le mur de Cisjordanie a intégré d’autres objectifs : démographiques et territoriaux. Il doit s’étendre sur plus de 700 km. Sur la majeure partie de son parcours, ce dispositif est constitué de grillages, de barbelés, de routes de patrouille et de systèmes de détection très sophistiqués. Il faut ajouter 61 km de mur de béton, principalement dans les zones urbanisées. Enfin, en 2011, pour mettre un terme aux entrées d’immigrants clandestins africains en provenance d’Égypte, Israël a lancé la construction d’une barrière supplémentaire le long de sa frontière avec le Sinaï. Un nouveau projet de clôture entre Israël et la Jordanie a été annoncé en 2015.

Migration, danger sécuritaire, repli sur soi : à quoi répondent vraiment les murs de la globalisation ?

Qu’ils soient présentés comme des moyens de lutte contre des flux migratoires, les trafics illégaux ou encore les attaques terroristes, ces murs s’inscrivent tous dans une même logique : répondre au sentiment croissant de perte de souveraineté de l’État qui se développe au sein de l’opinion publique de ces pays (Brown, 2009). Les facteurs qui contribuent à entretenir cette inquiétude varient en fonction des contextes ; ils sont cependant étroitement liés aux processus qui ont accompagné la globalisation (Vallet 2014).

En Europe, l’accroissement des flux transnationaux de personnes, de marchandises, d’informations et de capitaux par-delà les frontières est souvent perçu comme un risque par les citoyens des pays les plus favorisés. Les frontières leur semblent plus poreuses et échapper au contrôle de l’État. À une époque où les distances se sont considérablement réduites, ces populations se sentent plus exposées aux dangers venus de l’extérieur. Ce sentiment est renforcé par le rôle croissant que jouent les organisations transnationales infra-étatiques (firmes multinationales, organisations non gouvernementales de défense des droits de l’homme, mouvements politiques et religieux transnationaux, etc.) et les institutions de gouvernance politiques, économiques et juridiques supranationales (Union européenne, Fonds monétaire international, Cour européenne de justice) dans les affaires politiques nationales (Brown, 2009).

Toutefois, les inquiétudes liées à la perte de contrôle des frontières semblent se cristalliser sur certains phénomènes plutôt que d’autres tels que l’augmentation des flux migratoires en provenance des pays les plus pauvres. Les réactions de rejet et d’hostilité que l’on a pu observer, au cours de l’année 2015, en France et en Europe à l’égard des migrants en provenance de Syrie illustrent parfaitement cette tendance. Ceci n’est pas nouveau, Évelyne Ritaine soulignait il y a quelques années (2012, p. 6) qu’en « Méditerranée, comme ailleurs, la question du contrôle de la frontière est largement ramenée à celle du contrôle de l’immigration, et la notion de risque presque toujours corrélée au problème de l’immigration clandestine ». L’impression selon laquelle ces flux représentent des menaces économiques, sociales et sécuritaires s’est accentuée dans le contexte des crises économiques successives et de l’apparition de formes de terrorisme plus violentes et plus spectaculaires, comme ce fut le cas lors des attentats de New York (11 septembre 2001), mais aussi de ceux de Madrid (11 mars 2004), de Londres (7 juillet 2005), de Bombay (27 et 28 novembre 2008) et plus récemment de Sousse (26 juin 2015) et e Paris (7 janvier et 13 novembre 215). Cette impression a également été renforcée par certains politiques qui, à des fins électoralistes, n’hésitent pas à instrumentaliser ces phénomènes déjà très médiatisés. Ainsi, les populations mobiles se trouvent tenues responsables de processus et de mutations qui leur échappent pourtant largement.

Dans d’autres contextes, comme celui du conflit israélo-palestinien, c’est également pour répondre au sentiment de perte de souveraineté de l’État d’Israël sur son territoire ou de perte de contrôle sur le destin du pays que les autorités ont élevé des barrières avec les Palestiniens (Parizot, 2009 ; Latte Abdallah et Parizot, 2011). Cependant, cette inquiétude a émergé dans un contexte conflictuel spécifique avec le second soulèvement palestinien (2000-2004) et l’augmentation sans précédent du nombre d’attentats suicides palestiniens dans les villes israéliennes au printemps 2002. Non seulement ces attentats avaient remis en cause la capacité de l’État d’Israël de défendre ses citoyens, mais ils étaient venus également brouiller les frontières entre ce qui est alors considéré comme l’intérieur et l’extérieur. En outre, ce projet était envisagé comme un moyen salutaire pour le futur de l’État juif et la pérennité du projet sioniste : la démarcation de façon unilatérale des futures frontières d’Israël devait permettre d’exclure la majeure partie des Palestiniens, tout en annexant un maximum de terres et de colons juifs de Cisjordanie. Ses promoteurs envisageaient donc à la fois d’agrandir le territoire israélien tout en préservant une majorité juive dans ses limites. Les raisons évoquées en 2011 par le gouvernement Netanyahu pour justifier la construction d’une barrière supplémentaire le long de la frontière avec l’Égypte répondent à des inquiétudes similaires. Il s’agit de faire obstacle à des tentatives d’attentats organisés par des groupes terroristes à partir du Sinaï et de prévenir une invasion migratoire en provenance d’Afrique, laquelle, selon certains hommes politiques israéliens, mettrait en cause la sécurité et le caractère juif de l’État d’Israël.

Érigées par les pays les plus riches, le long des fractures où prévalent les inégalités économiques les plus fortes, ces barrières sont conçues par leurs promoteurs comme des dispositifs de protection des privilégiés contre des populations qu’ils envisagent comme des « masses dangereuses » (Rosière et Jones, 2011). Ces murs entre États font donc écho aux murs des villes dont s’entourent les quartiers les plus favorisés depuis le début des années 1990. Certains ont d’ailleurs été particulièrement médiatisés, tels celui de la ville tchèque d’Usti nad Laberm en 1999, construit pour isoler des Roms, ou celui de Padoue érigé en 2006 pour séparer un quartier de migrants (Quétel, 2012, p. 279). Ce genre de murs s’est très largement répandu sur le pourtour méditerranéen. Alors que ce phénomène ne touchait au départ que les quartiers riches, il s’est étendu aux quartiers les plus modestes. C’est le cas dans de nombreuses villes du Sud de la France : à Marseille, en 2010, une étude réalisée par des géographes évaluait le nombre de ces résidences fermées à plus de 1 000 (Dorier et al., 2010). Les rives sud et est ne sont pas non plus épargnées : ce genre de résidences se multiplie au Maroc, en Tunisie, en Égypte (Almatarneh, 2013) ou encore, en Israël (Salenson, 2009). Érigés aux frontières, aux marges des États ou au cœur des villes, les murs matérialisent les tensions et les fractures au sein d’une Méditerranée globalisée.

L’édification de ces murs en Méditerranée contribue enfin à générer des espaces asymétriques (Ritaine, 2009). En effet, la décision de la séparation est souvent prise par la partie la plus forte, l’autre se retrouvant de facto séparée. En outre, ces murs permettent de mettre en œuvre un filtrage asymétrique. D’un côté, ils bloquent ou réduisent les mouvements de populations jugées indésirables, tandis qu’ils s’efforcent, de l’autre, de ne pas gêner la fluidité des ressortissants des pays qui les dressent : ils fonctionnent donc comme des membranes. Le mur de Cisjordanie est un bon exemple. Étant donné les nombreuses colonies israéliennes qui restent enclavées du côté palestinien de ce mur, les contrôles effectués dans les différents « points de passage » sont opérés de telle manière à maintenir un strict contrôle des Palestiniens sans pour autant gêner la fluidité des mouvements israéliens (Parizot, 2009).

L’efficacité des murs en question

Comme pour toute politique frontalière, l’efficacité des murs doit d’abord être mesurée en fonction de son impact sur l’opinion publique du pays qui la met en œuvre. L’objectif d’une telle politique est avant tout de mettre en scène et de matérialiser l’action de l’État aux yeux des citoyens. C’est en mobilisant l’imaginaire de la frontière, en réalisant et en médiatisant sa fermeture, que la construction d’une barrière ou d’un mur à la frontière rassure.

Pourtant, si les murs peuvent bel et bien rassurer, sur le terrain, leur efficacité reste à démontrer. Les autorités policières, civiles et militaires qui gardent ces édifices sont rarement dupes. Les murs ne sont qu’un dispositif parmi de multiples systèmes de surveillance et de réglementation : systèmes de visa, systèmes biométriques, camps de rétention, projections de patrouilles au-delà des frontières de l’État, etc. Bien qu’étant beaucoup moins médiatisés, ces autres dispositifs jouent souvent un rôle plus déterminant dans la gestion de l’immigration clandestine et des trafics ; ils ont aussi des effets plus néfastes sur la vie des populations qu’ils ciblent.

Les murs et les barrières ne peuvent pas réaliser seuls les objectifs qui leur sont attribués. L’escalade sécuritaire et le blindage des frontières n’ont d’ailleurs pas mis fin aux flux d’immigration clandestine ou aux différents types de trafics transfrontaliers. Et pour cause : la plupart des migrants ou des trafiquants ne passent pas par les frontières terrestres, mais par les aéroports et les ports, le plus souvent munis de documents valides. C’est en restant dans le pays d’accueil, au-delà du temps qui leur était alloué, que la majorité des migrants deviennent clandestins. Quant à ceux qui cherchent à passer clandestinement par les frontières terrestres, ils s’adaptent aux nouveaux obstacles : ils s’en remettent à des filières de passeurs qui inventent de nouveaux moyens de contournement, obligeant en retour les autorités à réajuster leurs systèmes de contrôle. Mais ces dispositifs de surveillance extrêmement lourds et sophistiqués sont beaucoup moins flexibles que les techniques et les stratégies utilisées par les passeurs.

L’édification de murs ne fait donc que rendre plus difficiles, plus longs et beaucoup plus dangereux les parcours des migrants. Comme le souligne Peter Andreas (2001), l’escalade sécuritaire favorise le développement de nouvelles activités informelles et de nouvelles formes de trafics. Elle accroît le nombre de drames humains, comme l’ont tristement montré ces quinze dernières années ceux liés au blindage des rives sud de l’Europe. Si le nombre de morts aux frontières de l’Europe ne s’élevait qu’à quelques dizaines au début des années 1990, il atteint plusieurs milliers par an à la fin des années 2000 (Migreurop, 2012).

Si des migrants arrivent à déjouer les dispositifs de surveillance, on comprendra que des organisations désirant commettre des attaques terroristes puissent aisément s’infiltrer malgré la présence de ces dispositifs. Contrairement aux discours des autorités israéliennes, ce n’est pas la construction de la barrière en Cisjordanie qui a permis de faire chuter les attentats suicides palestiniens de l’éclatement de la seconde Intifada (2000), mais des dispositifs de contrôle et de surveillance moins médiatisés qu’a déployés Israël bien au-delà du mur, jusqu’au cœur des enclaves palestiniennes (Parizot, 2009).

Enfin, si les murs peuvent nourrir l’illusion de restaurer la souveraineté de l’État et ainsi faire rempart aux processus liés à la globalisation, ils sont en réalité les lieux d’expression de ces mêmes processus (Brown, 2009). Le blindage des frontières de l’espace Schengen illustre la perte partielle de souveraineté des États membres, car ce type de politique n’est pas mis en œuvre de manière autonome, mais en coordination et avec le cofinancement d’agences européennes ou d’autres pays membres. La construction de ces murs met également en œuvre des formes complexes de partenariats entre des institutions publiques et des multinationales privées qui affectent profondément les choix technologiques et sécuritaires des États. L’organisation du contrôle autour de ces édifices et au niveau de leurs points de passage est quant à elle fréquemment déléguée à des compagnies de sécurité privées. C’est le cas en Israël où les points de passage avec la Cisjordanie sont surveillés par des gardes privés supervisés par des fonctionnaires du ministère de la Défense. Enfin, ces murs ne protègent plus uniquement des États, mais également des constellations supranationales, comme dans l’espace Schengen, ou infranationales au niveau des gated communities. Présentés comme les derniers remparts des États-nations, les murs contribuent au contraire à les intégrer plus profondément dans les processus liés à la globalisation.

Cédric Parizot,
Chargé de recherche,
IREMAM (UMR 7310, CNRS/AMU)

Bibliographie

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David Lagarde – Le centre d’accueil temporaire d’Eleonas à Athènes : un camp d’étrangers au statut hybride sur la route de l’Europe occidentale

David Lagarde
Le centre d’accueil temporaire d’Eleonas à Athènes : un camp d’étrangers au statut hybride sur la route de l’Europe occidentale
décembre 2015

Face à l’augmentation du nombre d’arrivées en Grèce au cours de l’année 2015, le gouvernement a décidé d’ouvrir plusieurs centres d’accueil temporaire pour loger les exilés de passage à Athènes. Des terrains municipaux et des gymnases inutilisés ont ainsi été réquisitionnés par les autorités pour y installer des camps au statut et au mode de fonctionnement hybrides, placés sous le contrôle de l’État, mais gérés essentiellement grâce à l’intervention de bénévoles. Depuis quelques semaines, les parcours individuels et les statuts juridiques des individus qui s’y croisent témoignent de la nouvelle politique de tri appliquée à la frontière gréco-macédonienne entre migrants et réfugiés.

Image ci-dessus : porte 1 du port du Pirée. C’est ici qu’arrivaient les réfugiés et les migrants en provenance des îles jusqu’il y a quelques semaines à bord de ferries spécialement affrétés par les autorités grecques. Avec la baisse du nombre d’arrivée depuis le début du mois de novembre, les arrivées se font désormais à bord de lignes régulières dont les ferries arrivent à quelques centaines de mètres de la station de métro qui relie le Pirée au centre ville d’Athènes.

Le centre ville d’Athènes, première étape sur le continent européen pour une majorité d’exilés arrivés en Grèce depuis la Turquie

Entre le 1er janvier et le 1er décembre 2015, selon les estimations conjointes du HCR et des autorités locales, plus de 750 000 personnes seraient entrées irrégulièrement en Grèce depuis la Turquie, principalement par voie maritime via les îles de Lesvos, Leros, Kos, Chios, Samos ou bien encore de Rhodes. De là, elles sont enregistrées et une autorisation de séjourner dans le pays de six mois pour les Syriens et trente jours pour les autres nationalités leur ait délivrée. Mais pour ces individus fuyant les combats et la misère économique qui frappent leurs pays d’origine, l’objectif n’est pas de rester en Grèce mais de se rendre en Allemagne, un pays devenu pour eux synonyme d’espoir qu’ils cherchent à rejoindre le plus rapidement possible. Pour cela, ils doivent commencer par se rendre sur le continent, soit par voie aérienne directement jusqu’à Thessalonique, soit à bord des ferries qui relient quotidiennement les îles de la mer Égée au port du Pirée pour l’écrasante majorité d’entre eux.

Une fois arrivés au Pirée, les exilés en transit rejoignent ensuite le centre d’Athènes en métro. Si certains repartent directement vers le nord du pays, d’autres préfèrent séjourner quelques jours dans la capitale, le temps d’organiser la suite de leur voyage. C’est le cas en particulier des Afghans et d’autres migrants et demandeurs d’asiles originaires d’Asie centrale, du Maghreb ou d’Afrique sub-saharienne. A la différence des Syriens et des Irakiens qui n’en sont qu’au début de leur parcours lorsqu’ils arrivent en Grèce, les exilés originaires de territoires plus lointains profitent généralement de leur passage dans la capitale pour se faire envoyer de l’argent par leurs proches restés au pays ou les ayant précédé dans l’exil afin de financer la suite de leur périple. L’absence de résolution du conflit en Syrie et en Irak, ainsi que la baisse du prix des passages clandestins suite à l’accroissement de la demande depuis le début de l’année a entraîné une augmentation considérable du nombre d’arrivées dans la capitale au cours de l’été 2015. Les individus ne disposant pas de suffisamment d’économies pour se loger dans les hôtels à bas prix du quartier d’Omonia se sont installés dans le square Victoria et le parc Pedión tou Áeros. Ces deux lieux situés dans le centre d’Athènes se sont ainsi rapidement transformés en d’immenses dortoirs à ciel ouvert pour des centaines de migrants et de réfugiés en transit dans la capitale.

L’ouverture de camps comme réponse à l’augmentation du nombre d’étrangers en transit dans la capitale

Face au mécontentement grandissant d’une partie des riverains incommodés par les conditions de vie insalubres dans lesquelles étaient contraintes de vivre ces personnes, les autorités grecques ont pris la décision de créer plusieurs centres d’accueil dans différents quartiers de la capitale. Le camp d’Eleonas est le premier à avoir vu le jour, le 16 août 2015, dans la zone industrielle du faubourg de Votanikos. Dans les semaines suivantes, des installations sportives construites pour les jeux olympiques de 2004 et rarement utilisées depuis ont également été réquisitionnées par le gouvernement. C’est ainsi que le stade de Tae Kwon Do de Faliro, le gymnase de Galatsi ou bien encore le complexe olympique d’Helliniko ont été reconvertis en structures d’accueil temporaire. Actuellement, le gymnase de Galatsi n’est plus utilisé pour l’accueil des étrangers. Toutefois des rumeurs lassaient entendre ces derniers jours qu’il pourrait bientôt rouvrir afin de répondre à l’arrivée de migrants qui rebroussent chemin d’Athènes après avoir été victimes du système de tri destiné à ne laisser passer en Macédoine que les ressortissants originaires de pays en guerre (Afghans, Irakiens et Syriens).

Zone industrielle du quartier de Votanikos. Le camp d’Eleonas se trouve à quelques centaines de mètres d’ici, le long de cette route bordée d’entrepôts de stockage de matériaux de construction et d’entreprises de transport.

La structure qui semble aujourd’hui être la plus susceptible de se pérenniser est le camp d’Eleonas. Après avoir pris contact avec les gestionnaires de ce centre afin d’obtenir des informations sur les conditions légales d’accès au lieu, on m’indique qu’aucune autorisation particulière n’est exigée pour s’y rendre. Contrairement à la plupart des lieux de mise à l’écart des étrangers généralement éloignés des centres urbains, le camp d’Eleonas est situé à deux stations de Monastiraki, l’un des centres historiques d’Athènes. Mais le paysage au milieu duquel il a été installé contraste radicalement avec les vestiges archéologiques du centre ville. Situé au milieu d’une zone industrielle où règne une intense circulation de poids lourds charriant derrière eux d’épais nuages de poussière grise, on ne peut pas dire qu’il s’agisse d’un lieu particulièrement adapté à l’accueil d’êtres humains.

Un groupe d’exilés arrive au camp d’Eleonas où ils séjourneront de quelques jours à plusieurs semaines selon leur nationalité et les opportunités de départ qui s’offriront à eux.

Pourtant, quelques jeunes concentrés sur la lecture d’une carte affichée sur l’écran de leurs smartphones et chargés de sacs à dos desquels dépassent des couvertures frappées du logo du HCR laissent présager de la proximité immédiate du centre d’accueil. Établi à environ 500 mètres de la station de métro du même nom, le camp d’Eleonas borde une route qui dessert des entreprises de transport et des entrepôts de stockage de matériaux de construction. Un petit mur d’enceinte au dessus duquel on entraperçoit les toits en tôle des bungalows où sont logés les habitants du lieu sépare le camp du reste de la zone industrielle. Une voiture de police est stationnée au niveau de l’entrée marquée par un grand portail coulissant. Un bungalow situé à l’extérieur de l’enceinte semble quant à lui servir de réception. Mais en cette heure matinale du mois de décembre, personne ne se trouve à l’intérieur. Un groupe de Marocains de retour dans la capitale après avoir été refoulés à la frontière macédonienne patiente devant l’entrée. Quelques secondes après que je les ai rejoint, le portail s’ouvre devant nous. J’en profite pour leur emboîter le pas et nous pénétrons ensemble à l’intérieur du camp.

 Entrée du camp d’Eleonas. Si les personnes qui y résident sont libres d’entrer et de sortir des lieux comme elles le souhaitent au cours de la journée, un gardien surveille en permanence l’entrée des lieux afin d’assurer la sécurité des résidants.

Entre centre de transit pour réfugiés et centre d’accueil pour refoulés. Eleonas, un camp au mode de gestion et au statut hybrides

Un homme en civil nous accueille de l’autre côté du portail. Il commence par se renseigner sur l’objet de ma visite, puis me demande de patienter quelques instants le temps qu’il aille informer le responsable du site de ma présence. Un homme à la carrure imposante sort quelques secondes plus tard d’un bungalow installé sur la gauche de l’entrée et devant lequel sont posées quelques vieilles bobines de câbles électriques faisant office de tables basses. Il commence par se présenter comme étant un employé du ministère de l’immigration, également gestionnaire du lieu, puis me signale que je ne pourrais pas accéder au reste de l’enceinte ni m’adresser à ses habitants en l’absence d’autorisation spéciale émanant du ministère de l’intérieur. Je lui indique avoir fait part de ma venue à ses collègues quelques jours plus tôt et lui rappelle qu’ils m’avaient affirmé qu’aucune autorisation particulière n’était exigée pour accéder au camp. Il campe malgré tout sur ses positions, mais accepte de m’accorder quelques minutes de son temps pour répondre à mes questions.

Aussi brève fut elle, ma conversation avec le responsable du camp s’est révélée particulièrement intéressante dans la mesure où son discours illustre parfaitement le caractère hétéroclite de ce type de lieu. Ouvert par le gouvernement grec et placé sous le contrôle conjoint des ministères des migrations, de la santé et du travail, ce centre peut accueillir jusqu’à 720 personnes. Quatre vingt dix bungalows achetés par les autorités grecques pour reloger les sans-abris victimes du violent séisme de 1999 et inutilisés depuis ont été installés sur ce terrain vague appartenant à la mairie d’Athènes. Chaque bungalow peut accueillir 8 personnes et dispose d’un bloc sanitaire commun. Une immense tente sert par ailleurs d’espace d’activité pour les enfants, tandis qu’une autre abrite un centre de soin. Depuis son ouverture en août dernier, environ 10 000 personnes – en majorité des Afghans – auraient transité par ce camp. La plupart n’y séjourne que pour trois ou quatre jours avant de reprendre la route en direction de la Macédoine. Très peu de Syriens et d’Irakiens sont passés par le camp d’Eleonas depuis son ouverture. D’après le responsable du site, les rares ressortissants venus de Syrie ou d’Irak y à avoir séjourné sont des familles avec des femmes étant sur le point d’accoucher. Lorsqu’une personne a été portée disparue lors de la traversée entre la Turquie et la Grèce, il arrive également que ses compagnons de voyage séjournent à Eleonas le temps de retrouver sa trace, démarche qui dans la majorité des cas n’abouti malheureusement pas.

Si le camp a été ouvert par les autorités, il fonctionne en revanche grâce à la solidarité de volontaires grecs touchés par la situation des exilés de passage dans la capitale. Depuis le début de la crise économique qui touche le pays, le nombre de collectifs de solidarité et de soutien aux étrangers et aux Grecs les plus démunis s’est multiplié. Basé sur un mode de fonctionnement en réseau à la structure horizontale, ce genre d’initiatives portées par différents groupes de volontaires locaux assure désormais une partie des prérogatives de l’État en portant assistance aux personnes dans le besoin. Ainsi, à chacune des étapes qui marquent le parcours des exilés au sein de la capitale, que ce soit sur les docks du port du Pirée, les places et les parcs du centre ville au cours de l’été et désormais au sein des camps ouverts par le gouvernement, des volontaires se relaient pour fournir des repas, des vêtements ou bien encore assurer des services de traductions pour les étrangers. Cet activisme politique s’affiche aussi sur de nombreux murs des quartiers populaires du centre ville d’Athènes, en particulier du côté d’Exarchia ou de Metaxourghio, où fleurissent de nombreux tags en soutien aux étrangers.

Intérieur du camp d’Eleonas. Les bungalows dans lesquels vivent désormais les habitants du camp ont été acheté à l’origine par le gouvernement grec afin de loger les déplacés athéniens victimes du violent tremblement de terre qui a frappé la capitale et sa région en 1999.

Environ 600 personnes résident actuellement dans le camp d’Eleonas, mais avec la décision prise le 19 novembre dernier par la Serbie et la Macédoine d’autoriser le passage sur leur territoire aux seules personnes fuyant les zones de guerre, le nombre de refoulés en provenance de la frontière nord augmente chaque jour considérablement. Pour éviter de laisser ces personnes à la rue et se retrouver confronté aux problèmes rencontrés au cours de l’été, le gouvernement grec envisage de réquisitionner des parcelles de terrain attenantes au camp d’Eleonas afin d’agrandir le centre et augmenter sa capacité d’accueil de 500 places. Ainsi, dans le contexte actuel, le statut de ces « camps de réfugiés » est en train de changer. En effet, s’ils ont été ouverts pour servir de centres de transit, ils se transforment progressivement en centre d’accueil pour refoulés. Face à cette situation, les exilés qui arrivent en Grèce et qui ne sont pas Afghans, Irakiens ou Syriens font tout pour dissimuler leur véritable nationalité. Le discours du responsable du camp à ce sujet dénote considérablement de l’élan de solidarité dont font preuve les volontaires qui se relaient à Eleonas afin d’améliorer les conditions de vie de ses habitants.

« Tu vois ce mec (le responsable du camp me désigne un jeune qui patiente à deux mètres à peine de la table où nous sommes installés) ? Il est arrivé dans le centre il y a trois jours en affirmant qu’il était Syrien. Mais il n’a pas cessé de nous répéter qu’il avait perdu ses papiers avant d’arriver au centre. Donc je lui ai dit que sans ses papiers, on ne pouvait pas l’aider. Et ce matin, il vient nous voir la tête basse en me disant qu’il a finalement retrouvé son passeport. Et il s’avère que non seulement il n’est pas Syrien mais Libanais, mais en plus, il n’arrive pas des îles mais de la frontière nord où il a été empêché de franchir la frontière pour entrer en Macédoine. Ces enfoirés (sic) sont tous pareil, tu ne peux pas leur faire confiance, ils mentent tous autant qu’ils sont. T’essaie de les aider et ils te mentent. Ils me rendent fou ! C’est comme à longueur de journées. Je n’en peux plus de ces enfoirés ! C’est comme les Marocains, ils sont de plus en plus nombreux à arriver parce qu’ils n’arrivent pas à entrer en Macédoine. Mais ils devraient réfléchir à deux fois avant de quitter leur pays. Pourquoi est-ce qu’ils sont venus jusqu’ici ? En vérité, ils ne le savent même pas eux mêmes. Et pourquoi est-ce qu’ils viennent jusqu’en Turquie pour aller en Allemagne alors qu’il pourrait passer directement par l’Espagne ? Mais au lieu de ça, maintenant qu’ils ne peuvent plus passer en Macédoine, ils échouent ici et c’est à nous de trouver une solution pour les tirer de cette situation. »

La Grèce, nouvelle impasse migratoire aux confins du territoire européen ?

Avec le tri actuellement effectué à la frontière par les autorités macédonienne, la Grèce semble se transformer progressivement en impasse migratoire pour un nombre croissant de migrants économiques et de demandeurs d’asile originaires d’Asie centrale en particulier, et dans une moindre mesure du Maghreb et d’Afrique sub-saharienne. Les victimes de cette politique de fermeture de la frontière gréco-macédonienne se retrouvent dans l’incapacité de continuer leur route vers l’Europe de l’ouest et sont contraintes de faire marche arrière pour revenir vers Athènes afin de trouver des solutions d’hébergement. L’éventail des nationalités présentes dans le camp d’Eleonas devient ainsi de plus en plus large. Si les Afghans et quelques Syriens et Irakiens continuent de transiter pour de courtes périodes par ce centre, de plus en plus d’Iraniens, de Marocains, d’Algériens et de Pakistanais – entre autres – se retrouvent contraint d’y séjourner pour une période indéterminée et sans réelle perspective de départ. Face à cette situation, la durée moyenne des séjours dans le camp  augmente considérablement. Si elle n’était que de trois ou quatre jours avant le début des blocages observés à Idomeni, lors de mon passage, certaines personnes étaient actuellement bloquées à Eleonas depuis plus de deux semaines. Si le gouvernement grec envisage de financer des vols de « retours volontaires » à destination du Maroc, pour les demandeurs d’asile, un retour vers leur pays d’origine est totalement inenvisageable. Dans ce contexte, il en revient aux autorités grecques, voir peut-être plus encore aux volontaires athéniens de gérer la présence d’une population prise en étau entre un territoire qu’elle cherche à quitter et un autre qu’elle ne peut actuellement rejoindre. Bloquées en Grèce sans opportunités d’emploi et donc d’installation durable, ces personnes se retrouvent contraintes de patienter dans ce pays pour une durée indéterminée, dans une situation qui témoigne une nouvelle fois de ces parcours migratoire par étape devenus le lot d’une majorité d’exilés en quête de meilleures conditions de vie.

Intérieur du camp d’Eleonas. De plus en plus de personnes refoulées à la frontière macédonienne reviennent vers Athènes et se retrouvent bloquées dans l’un des trois camps de la capitale, ouverts à l’origine pour servir de centres d’accueil temporaire.

David Lagarde est doctorant en géographie au sein du LISST (Laboratoire interdisciplinaire solidarités, sociétés, territoires) à l’Université de Toulouse. Ses recherches visent à identifier les réseaux de lieux et les réseaux de personnes autour desquels s’articulent les mobilités des réfugiés syriens à différentes échelles de l’espace euro-méditerranéen (locale, régionale, transnationale). La cartographie, occupe une place importante dans ses recherches et lui permet de mieux appréhender la complexité et la diversité des dynamiques socio-spatiales qui résultent de la mise en mobilité des Syriens depuis 2011.

David Lagarde is a Phd candidate in geography at the LISST (Laboratoire interdisciplinaire solidarités, sociétés, territoires) in Toulouse University. His researches question the links between social and spatial networks in Syrian refugees’ journeys, focusing mainly on the conditions of movement at different scales of the Euro-Mediterranean space (local, regional and transnational). On the other hand, his work pays a particular attention to the question of cartography and visualization in order to represent the complexity and diversity of these spatial and social dynamics.

David Lagarde – Donner à voir le monde des camps

David Lagarde
Donner à voir le monde des camps

Lorsque Michel Agier et Olivier Clochard m’ont proposé au printemps 2013 de réaliser une « carte globale des camps » dans le cadre du projet de recherche Mobglob, j’ai trouvé leur sollicitation aussi séduisante que périlleuse. En tant que cartographe, il ne me semblait pas exister de meilleur moyen pour alerter l’opinion publique sur la banalisation du phénomène d’enfermement des populations migrantes. Mais au vue du temps et de l’énergie consacrée par les membres du réseau Migreurop à la réalisation de la carte des camps en Europe se lancer dans le recensement de l’ensemble des lieux d’enfermement d’étrangers de la planète me semblait être un projet extraordinairement ambitieux. En effet, on dénombrait à l’époque environ 500 camps de réfugiés, 1 500 camps de déplacés internes et 1 000 centres de rétention administrative, sans compter les camps de travailleurs et les campements auto-installés par les migrants et les réfugiés à proximité des frontières. En partant de ce constat, la première question que nous nous sommes posée était de savoir comment cartographier ce paysage global de camps de la manière la plus précise et objective qui soit.

Des données qui ne donnent à voir qu’une image très réduite de l’encampement du monde

Nos objectifs de rigueur scientifique et d’harmonisation des données nous ont contraint de procéder par élimination. Nous avons donc choisi de laisser de côté un certain nombre de camps « éphémères » ou au statut informel particulièrement difficiles à identifier et donc à recenser avec précision. Pour cette raison, les camps de déplacés internes, les camps de travailleurs ou bien encore les « squats » et les campements de migrants aux frontières n’ont pas été pris en compte dans cette étude. Quitte à donner une vision « à minima » de la réalité de ce phénomène, le message nous paraissait plus fort en ne faisant apparaître sur la carte que des camps dont nous étions certains de l’existence et de leur caractère pérenne.

Ce dernier critère nous a également amené à faire des choix dans notre travail de recensement des camps de réfugiés. En ce qui concerne cette catégorie, seuls les lieux ayant une reconnaissance institutionnelle ont été répertoriés. Parmi eux, l’écrasante majorité est constituée de camps gérés par le Haut commissariat aux réfugiés des Nations Unies (HCR). Viennent ensuite les camps administrés par les autorités du pays où ils sont installés. C’est le cas notamment en Inde où 101 camps de réfugiés tamouls sont gérés par le gouvernement indien dans le sud du pays et au sein desquels le HCR n’intervient pas. Parmi les autres formes de camps de réfugiés que nous avons laissés de côté, on trouve les centres d’accueil pour demandeurs d’asile (installés essentiellement dans les pays occidentaux), les centres de transits (localisés à proximité des frontières et dans lesquels les réfugiés sont maintenus pour une durée limitée en attendant d’être transférés dans des camps), ou bien encore les campements auto-établis par les réfugiés (qui sont de loin les plus nombreux et aussi les plus précaires).

En ce qui concerne les centres de rétention administrative, seuls les lieux utilisés de manière régulière et d’où les migrants ne peuvent absolument pas sortir ont été pris en compte. Dans le but d’harmoniser les données dont nous disposions à l’échelle mondiale, nous n’avons recensé que les centres à la capacité connue et supérieure à 50 places. Si nous disposions d’informations précises sur les « petits » lieux d’enfermement en Europe grâce au travail du réseau Migreurop, à l’échelle mondiale, il est plus difficile d’identifier ce type de structures. Pourtant, elles ont tendance à se multiplier, en particulier dans les pays du sud et au sein des États fédéraux qui réservent souvent quelques dizaines de places dans des prisons de droits communs pour y enfermer des étrangers en situation irrégulière. Dans le cas de l’Allemagne, de la Suisse, du Canada ou bien encore des États-Unis, même si nous disposions d’informations sur ce type de lieux, ils n’apparaissent toutefois pas sur la carte.

Une division nord-sud du monde visible à travers la localisation des différents types de camps

Une fois cette liste de critères établie, l’essentiel du travail a été de se procurer des informations sur ces lieux d’enfermement et d’identifier précisément leur localisation. Un travail de fourmi qui a nécessité plus d’un mois de recherches. Je me suis pour cela essentiellement basé sur des rapports publiés par des organisations internationales, des ONG et des associations de défense des Droits humains. Les informations concernant les centres de rétention en Europe et sur le pourtour méditerranéen proviennent intégralement du site Close the camps. Si dans ce cas précis les données sont assez exhaustives, ce n’est pas le cas pour toutes les régions du monde. En l’absence d’informations en ligne sur les centres de rétention de plusieurs pays d’Asie du sud-est, j’ai réussi à contourner cette limite en établissant des contacts directs avec des organisations ayant accès à ces lieux et qui ont accepté de partager leurs données avec nous. Toutefois, il faut souligner l’existence d’importantes zones d’ombres sur la carte. C’est le cas en particulier pour l’Amérique du sud, la Russie et les autres États d’Asie centrale où, même s’il existe très probablement des lieux d’enfermement d’étrangers, je n’ai pas réussi à les identifier tant l’opacité règne autour de ces structures de mise à l’écart.

Au total, plus de 400 camps de réfugiés ont été cartographiés. Au niveau de leur localisation, ils sont majoritairement implantés dans les pays du sud, plus particulièrement en Asie et en Afrique où résident aujourd’hui 85% des réfugiés de la planète. Notons que sur le continent africain, la majorité des camps sont auto-installés par les réfugiés et ne figurent donc pas sur cette carte. C’est le cas également au Liban où le HCR répertoriait à l’époque près de 350 campements informels de réfugiés syriens. Sur le millier de centres de rétention estimé à l’échelle planétaire, seuls 315 ont été cartographiés. Le nombre de lieux représentés est donc très en dessous de la réalité du phénomène, puisqu’à l’échelle du continent européen et du pourtour méditerranéen, plus de 411 centres ont été identifiés en 2012. Ainsi, même si cette carte ne représente qu’une vision réduite du phénomène d’encampement du monde, on voit qu’un paysage global de camps se dessine à l’échelle de la planète. Comme le faisait remarquer Nicolas Demorand sur France Inter au moment de la sortie du livre Un monde de camps dans lequel figure une ancienne version de cette carte, la division du globe qu’elle donne à voir entre centres de rétention au nord et camps de réfugiés au sud « en est presque caricaturale ».

Entre ces deux mondes, on distingue l’émergence de zones tampons où se multiplient les campements de migrants en transit vers l’Occident. A l’image des camps de réfugiés et des centres de rétention, ces lieux d’attente tendent eux-aussi à s’inscrire durablement dans l’espace et dans le temps. Ils constituent ainsi des étapes qui structurent les parcours migratoires et les biographies de dizaines de milliers d’individus qui y séjournent de quelques jours à plusieurs années. Situés dans les interstices des villes ou à proximité des frontières, il est toutefois difficile de les localiser avec précisions. C’est pourquoi nous avons décidé de réaliser une deuxième version de la carte originale – qui accompagne ce texte – à l’occasion du colloque Un paysage global de camps. Avec l’aide de Tristan Bruslé, cette seconde édition nous a permis de représenter les principales zones d’implantations de campements de migrants et de camps de travailleurs. Ce projet est donc à considérer comme le point de départ d’un travail collectif à poursuivre et à enrichir afin d’obtenir une vision exhaustive de cette réalité du monde contemporain qui fait des camps l’expression physique d’une politique constante de mise à l’écart des indésirables.

Biographie

David Lagarde est doctorant en géographie au sein du LISST (Laboratoire interdisciplinaire solidarités, sociétés, territoires) à l’Université de Toulouse. Ses recherches visent à identifier les réseaux de lieux et les réseaux de personnes autour desquels s’articulent les mobilités des réfugiés syriens à différentes échelles de l’espace euro-méditerranéen (locale, régionale, transnationale). La cartographie, occupe une place importante dans ses recherches et lui permet de mieux appréhender la complexité et la diversité des dynamiques socio-spatiales qui résultent de la mise en mobilité des Syriens depuis 2011.

David Lagarde is a Phd candidate in geography at the LISST (Laboratoire interdisciplinaire solidarités, sociétés, territoires) in Toulouse University. His researches question the links between social and spatial networks in Syrian refugees’ journeys, focusing mainly on the conditions of movement at different scales of the Euro-Mediterranean space (local, regional and transnational). On the other hand, his work pays a particular attention to the question of cartography and visualization in order to represent the complexity and diversity of these spatial and social dynamics.

Francesca Materozzi – (Giochi) senza confine 2.0

Article de Francesca Materozzi paru sur Corriere delle Migrazioni

A Crossing Industry (nell’immagine vedete un suo screenshot) è un video gioco ispirato alla rete di commercio transfrontaliera e informale che, nonostante l’apartheid, si è sviluppata al confine tra tra West Bank e Israele. Si tratta di una simulazione della realtà che consente ai giocatori di mettersi, in particolare, nei panni degli operai palestinesi, che dormono in uno stato (ampiamente non riconosciuto)  ma lavorano vivono in un altro.  Lo hanno ideato un antropologo, Cedric Parizot, un artista digitale, Douglas Edric Stanley, e un gruppo di studenti dell’Ecole Supérieure d’Art d’Aix En Provence. Per il momento non è ancora scaricabile on line, ma a breve – questo almeno l’auspicio degli autori – dovrebbe esserlo, e gratuitamente.

The Transborder Immigrant Tool è un’applicazione per telefoni cellulari dotati di antenne Gps. Permette di individuare, nel deserto che separa gli Usa dal Messico, i siti in cui gli attivisti portano delle taniche d’acqua, mettendole a disposizione di quanti attraversano irregolarmente la frontiera. Questo strumento pensato e creato con il sostegno di alcune ong, ha permesso a molte persone di sottrarsi alla disidratazione e, quindi, alla morte. dalla disidratazione e quindi la vita. E’ un chiaro esempio di ciò che si può creare unendo ricerca sul campo, tecnologia e la militanza politica.

Liquid Traces è un video (prodotto all’interno di un progetto del Centre for Research Architecture dell’università londinese Goldsmiths) che offre la ricostruzione computerizzata del tragitto compiuto nel canale di Sicilia dall’imbarcazione del cosiddetto caso “left to die Boat”: 72 passeggeri, che nel marzo 2011 tentavano di raggiungere l’isola di Lampedusa dalla Libia a bordo di una piccola imbarcazione, furono lasciati andare alla deriva per 15 giorni all’interno di un’area marittima sorvegliata dalla NATO. Nonostante i numerosi segnali inviati per identificare la loro posizione e le numerose interazioni avvenute in mare, tra cui quelle con un elicottero e una nave militare, nessuno intervenne per salvarli e solo nove di essi sopravvissero. Lavorando per circa 8 mesi, e usando immagini satellitari, report tracciati dai radar e altre fotni, Charles Heller e Lorenzo Pezzani hanno ricostruito il percorso, consentendo di individuare le responsabilità di quelle morti.

Con strumenti come questi il dibattito sulle frontiere, sul loro significato e sulla loro attualità, viene a porsi in una dimensione inedita e quantomai contemporanea. Ne parliamo con Cédric Parizot, che oltre ad avere ideato il videogioco di cui sopra, coordina il sito antiAtlas des frontières, «un progetto di ricerca che incrocia lo studio, l’arte e gli addetti al settore per rapportarsi al tema della destrutturazione dell frontiere in maniera un po’ iconoclasta e indisciplinata». Essenziale, nell’approccio di Atlas, la condivisione e il dialogo tra competenze diverse: l’antropologia, l’arte, la tecnologia più avanzata…. E questa è stata messa in atto per circa due anni, dal 2011, durante dei cicli di seminari che vedevano coinvolti studiosi in scienze pure ed umanistiche, cercando però la collaborazione sia degli artisti che di addetti al settore per arrivare, come passo successivo alla costruzione del sito. «Il coinvolgimento degli artisti non corrisponde a una questione di senso estetico – sottolinea Parizot- ma piuttosto di sperimentazione. Si vuole utilizzare la tecnologia e la creatività per creare delle nuove forme di narrazione e di diffusione della ricerca, che vada oltre il mondo accademico e che sia diretto ad un pubblico più amplio».

L’arte diviene così elemento essenziale per comunicare all’esterno, con propri specifici linguaggi, ma può diventare anche strumento di perturbazione. La creazione di Heath Bunting “The borderXing guide” ne è un esempio concreto. In questo caso ricercatore ha attraversato tutte le frontiere Schengen illegalmente per cercare di capire dove si nascondessero le falle del sistema. Le ha repertate tutte e successivamente le ha messe su un sito internet aperto a tutti i cittadini di quei paesi che hanno bisogno di un visto per entrare in Europa e contemporaneamente lo ha reso inaccessibile a tutti quegli stati che invece non ne hanno bisogno. Si è trattato in pratica di mettere simbolicamente sottosopra la mobilità. «Se si vuole è eversivo – commenta Parizot -ma contemporaneamente è utile se si vuole capovolgere i punti di vista».

C’è un posizionamento politico chiaro e se da una parte si vuole sottolineare la nuova “architettura della violenza” messa in atto con la costruzione delle frontiere moderne, dall’altra il lavoro dei ricercatori e degli artisti è utile a romperne la concezione attuale. «Il punto centrale – spiega Parizot – è che noi cerchiamo di avere un quadro quanto più completo della questione per poter discutere su questo argomento. Aprire uno spazio, creare un’area di ricerca dove non ci siano limiti prestabiliti. Non vogliamo creare un metodo ma l’approccio nel quadro della ricerca e dell’arte».

Inoltre è stato possibile entrare in contatto con associazioni e addetti al settore. Anche coloro che solitamente sono “dall’altra parte della barricata”. «L’idea è di ascoltare tutti. Abbiamo dei colleghi che insegnano in una scuola militare a Rennes. Abbiamo avuto anche altre persone che lavorano sul terreno con i militari. -ci racconta Parizot – Noi come ricercatori in scienze umane abbiamo di solito il punto di vista di chi subisce il controllo alle frontiere mentre loro lavorano con coloro che questi dispositivi li organizzano. E’ stato quanto meno affascinante sentirci descrivere i dispositivi di controllo che stanno studiando anche se attualmente sono raramente operativi». Altro aspetto interessante che emerge dallo studio delle frontiere è anche come questi dispositivi di controllo riproducono le falle del sistema che li mette in atto.

Attualmente al progetto che è sostenuto da Imera (Istituto di ricerca e studio sul mondo arabo e mussulmano) della scuola d’arte di Aix en Provence, dell’Università di Grenoble e della “La Campagne, lieu de creatione” di Marsiglia, hanno lavorato molti studiosi ed artisti di varie parti del mondo.Il sito dalla sua creazione ha avuto circa 60.000 contatti unici. E’ quindi uno strumento fondamentale per diffondere questo approccio. «Da qui e partito anche un lavoro di partecipazione a eventi nazionali ed internazionali dove abbiamo cercato di farci conoscere». Racconta soddisfatto Parizot.

E infatti fermandosi all’Italia, hanno partecipato al Festival dell’Internazionale di Ferrara a settembre e al “The Art of Bordering” al Maxxi di Roma ad ottobre di quest’anno. Ma non è finita qui. Per la fine del prossimo anno è in programma anche un libro sull’antiAtlas e la creazione di una rivista on line che tratti sia di arte che di scienze ma soprattutto frontiere. Contemporaneamente molti saranno gli appuntamenti in cui il tema delle frontiere sarà centrale. Tra questi vi segnaliamo la 7ma Conferenza Internazionale di Geografia Critica che si terrà a Ramallah dal 26 al 30 luglio. Luogo particolarmente significativo per i molteplici fattori che vengono coinvolti (sociali, politici, economici e storici) in un contesto storico geografico in continua evoluzione. Una zona dove la frontiera permea tutti i settori, anche quello accademico, se si considera che molti ricercatori provenienti da alcuni paesi musulmani non potranno avere il visto d’entrata e dove gli stessi israeliani verranno fortemente limitati nella partecipazione.

Camille Schmoll – Compte rendu du colloque: The Art of Bordering

Camille Schmoll
Université Paris VII Denis Diderot, France
décembre 2014

Les artistes, chercheur.e.s et activistes réunis au Maxxi (Rome) du 24 au 26 octobre dernier ont contribué à bousculer les approches fixistes du territoire et de la géographie politique en nous proposant de nouveaux récits et imaginaires des frontières. Par leurs approches circulantes, multi-vocales et multi-situées, les travaux présentés ont montré qu’il n’y a en aucun cas une seule cartographie possible des frontières, mais bien de multiples visions et vécus. Ces visions ont souvent pour base un travail d’ethnographie, mais elles s’en émancipent, en prenant diverses voies de traverses pour nous restituer la diversité des pratiques et expériences des frontières. Elles insistent également sur le caractère évolutif et la relocalisation constante de ces frontières, à l’instar de la vidéo de de Simona Koch intitulée Borders, qui condense en quelques minutes l’évolution multi-séculaire des frontières européennes.

Du point de vue des études migratoires, les travaux qui ont été présentés lors de ce colloque-exposition témoignent d’un retournement critique du champ, dans la lignée des critical border studies. Lié au renforcement croissant des frontières et dispositifs de contrôle dans l’espace européen et en ses marges, ce renouveau critique se nourrit d’un certain nombre de catégories – humanitarisme  et raison humanitaire, encampement etc… – et d’auteurs, notamment Didier Fassin et Michel Agier.  Ces travaux mettent en scène des frontières certes parfois diluées et multilocalisées, mais également catégorisantes et hiérarchisantes, comme l’ont souligné tour à tour les travaux de Nick Mai autour de l’humanitarisme sexuel ou ceux de Barbara Sorgoni sur les « régimes de vérité » qui régissent la validation/invalidation des témoignages des demandeurs d’asile. On est probablement là face au plus criant paradoxe de la mondialisation néolibérale qui, tout en favorisant la circulation des objets et des capitaux, classe et contraint celles des individus, comme cela a été souligné à plusieurs reprises durant le colloque.

Ce qui est intéressant dans ce moment critique des études migratoires est qu’il coïncide avec ce qu’on pourrait appeler un tournant visuel et digital qui parcourt aussi bien les disciplines artistiques que les sciences sociales. Dans le contexte italien, on est face à un foisonnement de productions visuelles critiques, souvent participatives, mêlant collectivement activistes, journalistes, artistes, migrant.e .s et chercheur.e.s. Parmi ceux qui ont été mentionnés ou présentés lors du colloque, les travaux de Heidrun Friese, de Zalab, de l’Archivio Memorie Migranti contribuent à enrichir nos façons d’appréhender les trajectoires et expériences migratoires. La multiplication des visualisations et des rendus possibles accroit aussi l’espace de liberté des chercheur.e .s et artistes. Elle rend possible l’épanouissement de l’imaginaire socio-géographique autour d’une approche véritablement complexe, kaléidoscopique des frontières, qui hybride parfois fiction et réalité.

L’apport des positions post-structuralistes est ici central: alors que le réseau présenté dans Stones and Nodes par Cédric Parizot, Mathieu Coulon, Guillaume Stagnaro et Antoine Vion  évoquait l’acteur-réseau de Latour, c’est le cyborg et les multiple voices de Donna Haraway que m’évoque Samira de Nicola Mai. Les visualisations qui nous ont été présentées montrent que la frontière peut être contestée comme nous y engage le film Io sto con la sposa ou encore les travaux de cartographie critique et participative du groupe Migreurop Close the camps! présentés par Isabelle Arvers. C’est alors la dimension performative des frontières qui s’impose, permettant non seulement d’interroger les frontières mais de les retourner ; de ne pas montrer seulement comment elles agissent et se constituent, mais de les percer selon l’expression d’Antonio Augugliaro. Charles Heller et Lorenzo Pezzani subvertissent ainsi les dispositifs de surveillance des frontières en les utilisant pour produire de la preuve de leur caractère assassin, dans le documentaire Liquid Traces.

La frontière fédère des systèmes informels et informels, des réseaux technologiques et humains, elle fait dispositif. Les chercheur.e.s et les artistes mettent en œuvre de nombreuses tactiques d’appréhension des multiples situations qu’elle agrège. Une autre version du territoire et de la frontière s’impose alors, une frontière mobile, encorporée, rhizomatique, à l’image de la frontière-réseau décrite par Cédric Parizot, Mathieu Coulon, Guillaume Stagnaro et Antoine Vion. C’est aussi à une réflexion de fonds sur les rouages du pouvoir que nous ont conviés les intervenants, ouvrant la boîte noire de l’Etat pour en mettre en évidence ses multiples ressorts et acteurs, à l’instar du travail de Federica Infantino qui décortique les mécanismes de l’examen et du traitement par les consulats des demandes de visas.

Du point de vue de la géographie des frontières, ce ne sont plus des lignes que nous observons, mais bien des « lieux de fixation », qu’ils s’agissent de mers, de murs, de corps ou encore d’îles ; « lieux de fixation » technologiques, pour reprendre l’expression de Steve Wright ; mais également lieux de tous les imaginaires et transformations culturelles, comme nous l’ont rappelé Chiara Brambilla et Elena dell’Agnese, dans leur travaux menés à Lampedusa et à la frontière américano-mexicaine, autour de la notion de borderscape. Le positionnement, la subjectivité des chercheur.e.s et des artistes sont au cœur de la production de ces borderscapes, tout comme les dynamiques d’intersubjectivité qui se créent entre chercheur.e.s, artistes et migrant.e.s. Cédric Parizot est au cœur du réseau qu’il explore et Nicola Mai tient ainsi tout autant la vedette que Samira dans son ethnofiction.

Action de l’Etat et des institutions in the making, subjectivités des artistes et des chercheur-e-s, ce sont également les subjectivités encorporées des migrant-e-s qui sont au cœur de la réflexion, pour produire des subjectivités contre-hégémoniques de la frontière, pour reprendre l’expression de Chiara Brambilla, dans la lignée d’une approche phénoménologique. Le documentaire Les messagers d’Hélène Crouzillat et Laetitia Turall restitue ainsi les témoignages de migrants ayant traversé la frontière des migrant.e.s du Sahara à Melilla et leur intense côtoiement avec la mort de leurs proches et compagnons de route. Ces migrants mettent au cœur de leurs récits le sentiment de déshumanisation progressive qui préside à ces trajectoires.

Il est d’autant plus urgent de restituer ces expériences et individualités migrantes que nous sommes actuellement assaillis par les représentations médiatiques de la horde ou de la masse migratoire, y compris lorsque celles-ci s’articulent à un discours empathique et compassionnel. Cette focalisation sur les subjectivités migrantes permet également de tenter de comprendre ce qu’il reste aux migrant.e.s une fois que toutes les explications structurelles sur la migration sont épuisées. En d’autres termes, c’est l’autonomie migrante qui est ainsi mise au centre de la réflexion, une autonomie qui persiste parfois coûte que coûte, au péril de sa propre vie.

A plusieurs reprises durant ce colloque, le caractère critique du moment actuel dans le sud de l’Europe nous a été rappelé, à l’instar du témoignage de Virginie Baby Collin sur la situation migratoire espagnole. L’Europe et la Méditerranée traversent aujourd’hui une triple crise : économique (qui a conditionné la reprise des flux de départs en provenance d’Europe du Sud et les retours de migrants au pays) ; politique (crise des souverainetés nationales, montée de la xénophobie et des nationalismes en Europe, et dans certains contextes explosion des violences envers les étrangers et renforcement des frontières); politique encore, au sens de l’explosion des guerres civiles et du développement des révoltes à la suite des printemps arabes.

Il est probable par ailleurs que la perception du fossé existant entre l’immobilisation de certains et la connexion croissante des autres (connexions humaines, informationnelles) accentue le sentiment de crise et d’injustice parmi les indésirables, comme nous l’a rappelé Corrado Bonifazi. On sait également, suite aux travaux de Michel Agier,  à quel point les notions de crise et d’urgence peuvent elle-même être fonctionnelles à la production des frontières.

Du point de vue de l’Italie, ce colloque-exposition a certainement décloisonné les débats en élargissant la perspective vers le Sud de la Méditerranée et l’Est de l’Europe. Il a questionné la centralité de la situation italienne, notamment face à ce qui est perçu comme la menace d’une immigration massive de demandeurs d’asile.

Concernant la possibilité pour le moment actuel de se transformer en crise créative, plusieurs scénarios nous ont été proposés : des plus optimistes, pariant sur la capacité des activistes en réseau à s’approprier les dispositifs et à contrer la frontière-réseau ; aux plus sombres et dramatiques concernant les développements technologiques récents et la sophistication technologique extrême des formes de contrôle.  Ce qui est certain est que le colloque a permis de renouveler la définition des possibles, à réfléchir aux types de refus que nous souhaitons opposer à la frontiérisation, aux discours et alliances possibles, avec la certitude, renforcée à l’issue de ce colloque, que la focalisation sur une seule vision/version de la frontière est une stratégie vouée à l’échec.

Gabriel Popescu – Transforming Border Geographies in a Mobile Age

Gabriel Popescu
Transforming Border Geographies in a Mobile Age

Les frontières forment un prisme à travers lequel nous pouvons examiner l’impact des processus sociaux, culturels et économiques sur nos vies. Loin d’être de simples limites d’états, les frontières jouent un rôle central dans la vie des populations sans rapport avec leur position géographique sur le territoire. Elles s’insinuent profondément dans la fabrication des sociétés, structurant et régularisant les routines quotidiennes autant que les aspirations à long terme.

Lire l’article sur le site du RFIEA (en anglais)

Voir la présentation de Gabriel Popescu au colloque international de 2013

Interview de Gabriel Popescu

Jean Cristofol – L’art aux frontières

Jean Cristofol
L’art aux frontières

Ce texte est celui d’une conférence prononcée en novembre 2012 dans le cadre du BRIT (Borders Régions In Transition) à Fukuoka, Japon.

Le point de vue que je voudrais présenter ici tient à la place que j’occupe dans le groupe de recherche de l’antiAtlas des frontières. J’enseigne la philosophie et l’épistémologie dans une école d’art. Je ne suis donc pas un spécialiste des frontières, mais de la théorie de l’art et je m’intéresse plus particulièrement aux relations entre arts, sciences et technologies.

1 – Pour simplifier les choses, on peut considérer qu’il y a deux façons d’aborder la question des relations entre l’art et les technologies. La première consiste à penser que les technologies sont simplement de nouveaux moyens dont l’art peut se saisir. Selon ce point de vue, elles ne changent rien d’essentiel à l’art et à la façon dont on peut comprendre sa place dans la société. Elles s’ajoutent comme une couche supplémentaire, ou elles déplacent l’art vers les médias de masse.

La seconde consiste à penser que les technologies ne sont pas seulement une question de moyens. Elles supposent des transformations profondes des relations de l’art à la connaissance. Elle contribuent à modifier la place et le rôle de l’art dans la société. Ce faisant, elles transforment la notion même de l’art.

Dans la relation entre l’art et les sciences, l’art est souvent considéré comme l’illustration d’une réalité, ou comme son symptôme, ou bien comme le moyen de transmettre ou de vulgariser une connaissance. Ce n’est pas le cas ici. Nous considérons l’art comme une pratique à part entière qui, à la fois, interroge une réalité, l’explore, en dévoile des aspects, la propose à une expérience sensible et mentale.

En tant que pratique, l’art implique des connaissances, des savoir-faire, des formes de confrontation critique à la réalité, une façon de questionner la place du sujet de la pratique, c’est-à dire celle de l’artiste, dans son rapport au réel, et de proposer une relation construite et réfléchie à autrui dans une expérience partageable. La pratique artistique n’est donc pas une pratique scientifique. Par contre elle est une pratique constituée et productrice de formes, bien sûr sensibles mais aussi signifiantes, et une façon d’interroger la réalité, de la questionner, de la confronter à ses possibles.

L’un des effets fondamentaux des technologies est la façon dont elles modifient notre relation à l’espace et au temps. Or l’espace et le temps, la façon dont ils sont perçus et vécu, dont ils donnent un cadre à notre expérience sensible, sont au coeur des pratiques artistiques. C’est la première chose qui m’intéresse ici.

La seconde est le fait que les technologies, quand elles sont des technologies de l’information, modifient profondément les formes des relations des individus entre eux et à la collectivité, et en particulier les modalités de leur inscription dans l’espace.

Mais une autre conséquence des technologies est importante. C’est qu’elles transforment profondément le statut de ce qu’on appelle une représentation et d’abord le statut des images.

D’une certaine façon, on peut considérer que les relations de l’art avec une réalité sociale comme les frontières est significative de ces transformations, parce qu’elles en font jouer tous les éléments. Et depuis une trentaine d’années, la question de la frontière s’est placée au coeur des travaux de nombreux artistes. Ce n’est pas pour rien. Quelque chose s’est passé qui fait que la frontière est devenue un « objet » des pratiques artistiques ou un « champ » d’intervention artistique, et pas seulement un aspect du paysage, par exemple, ou un élément de décor pour une fiction. C’est directement à la frontière dans sa réalité que les artistes se sont confrontés.

2 – Les frontières viennent interroger des aspects en quelque sorte structurels de notre relation à l’espace et au temps. Elles témoignent de nos façons d’organiser l’espace, de circuler, de communiquer. Elles constituent des éléments majeurs de notre façon de nous représenter le monde dans lequel nous vivons et de nous représenter notre place et notre position dans ce monde.

L’espace concret et le temps vécu ne sont pas seulement des réalités objectives extérieures, ou des impressions subjectives et personnelles, ce sont d’abord des productions collectives. Et cette production engage à la fois des processus matériels et des processus mentaux ou culturels. Elle est à la fois technique et imaginaire. Autant dire qu’elle touche directement aux éléments mêmes que viennent travailler les artistes : l’espace et le temps, la perception, l’émotion et l’imaginaire.

Nous connaissons la figure classique de la frontière, telle qu’elle apparaît essentiellement sur les cartes géographiques : une ligne qui sépare des territoires par le dessin de leur périphérie. Bien sûr, cette représentation est réductrice et contestable, mais elle structure l’imaginaire collectif et elle garde une efficacité. En Europe, il a fallu parfois plusieurs siècles pour que la répartition des espaces passe de la désignation des villes et des villages, avec les terres qui leurs sont attachées, à l’inscription précise et continue d’une ligne abstraite qui vient redéfinir la réalité concrète des lieux et des paysages. Cette inscription suppose le développement des techniques de la représentation cartographique. C’est elle qui permet l’intervention des géomètres, des militaires, des représentants de l’autorité politiques et de tous ceux qui vont contribuer à rapporter au territoire ces tracés et à préciser en retour le dessin de la carte.

C’est là un premier élément essentiel quand on s’intéresse à la représentation de la frontière : la figure « moderne » de la frontière, considérée comme une ligne qui dessine un territoire en le séparant d’un autre territoire, implique déjà la projection active d’une représentation dans la réalité physique. Si la frontière produit du territoire et de la représentation du territoire, la représentation cartographique contribue à produire de la frontière. La frontière linéaire est déjà une représentation projetée sur l’espace concret que nous habitons et que nous transformons. D’une façon générale, nos représentations ne sont pas seulement des reflets du monde qui nous entoure, elles contribuent à l’organiser, à le structurer, à le constituer en objet d’expérience et de  connaissance. Elles contribuent à le produire réellement.

L’espace mondialisé dans lequel nous vivons n’est plus un espace homogène et continu comme celui que la frontière linéaire partageait. C’est un espace multidimensionnel dans lequel les flux de transport, d’échange et de communication génèrent des « sphères » spatio-temporelles profondément différentes. Ces « sphères » répondent à des organisations de l’espace et à des rythmes qui vont du plus large au plus étroit, du plus rapide et changeant au plus lent. Elles sont essentiellement constituées de réseaux.

Il ne s’agit donc pas seulement de penser à la fois le local et le global, comme s’il n’y avait fondamentalement que deux ordres et deux niveaux de réalité, mais toute une série de plans, largement entrecroisés, entre lesquels se distribuent nos activités, à l’échelle sociale comme à l’échelle individuelle. Nous sommes passés d’un espace homogène et continu à un espace informationnel, discontinu et constitué de plans à la fois spécifiques et interdépendants, dans et entre lesquels nos actions et nos stratégies dessinent des configurations complexes. Quand on oppose le local et le global on continue de jouer sur une logique de l’inclusion, du tout et de la partie, de l’élément et de l’ensemble. Ce n’est plus le cas d’un espace multidimensionnel, dont les plans ne sont plus homogènes et résistent à la mise en ordre d’un jeu d’emboitement.

La frontalière linéaire impliquait un effet de superposition des différentes dimensions, politique, économique, culturelle. Dans la complexité des flux, sa structure linéaire n’est plus qu’un élément stratégique dans un ensemble de sphères de circulations entre lesquelles ses fonctions se distribuent. Les échanges économiques, la circulation des capitaux, la circulation des informations et des biens culturels, les usages linguistiques, les différents niveaux d’intégration juridique, la circulation des personnes, tout cela se joue maintenant à des échelles relativement distinctes et engage des modalités de gestion et de contrôle différentes. Dans cet ensemble mouvant, la frontière est devenue un dispositif de contrôle des flux, et plus particulièrement des flux humains, un opérateur de filtrage, bien plus qu’une limite définissant des espaces homogènes ou proposés à une homogénéisation.

3 – C’est en partie parce que les marchandises et les capitaux transitent largement ailleurs et autrement, que les frontières linéaires physiques peuvent devenir des dispositifs complexes et hyper spécialisés de contrôle des populations. C’est ce qui permet qu’elles se soient souvent durcies dans des architectures militarisées, jalonnées de checkpoints. Ce sont des outils au service de stratégies politiques dans lesquelles les enjeux d’image et de communication sont déterminants. L’une de leurs caractéristiques est bien d’être visibles et tangibles, de pouvoir être photographiées et filmées, de produire et de théâtraliser la fixation des opérations de contrôle et des populations qui en font l’objet. L’une de leurs fonctions est de se prêter à la représentation et d’en jouer.

Inversement, les frontières ne sont pas que des murs aveugles, elles sont d’abord des dispositifs de détection, de captation, de repérage, de suivi, de saisie et d’analyse. Caméra de surveillance, camera infra rouge, capteurs de mouvement et de chaleur, rayons X, etc., les systèmes de contrôle sont largement des systèmes de vision et de captation des signaux. La frontière ne fait pas que se montrer, elle regarde, enregistre, elle produit de l’image et du signe, elle envoie et reçoit de l’information. Elle n’est pas seulement un objet de représentation mais aussi un élément structurant d’un système complexe de production des représentations. La question est alors de ce qui est, mais aussi de ce qu’on voit et de ce qu’on ne voit pas, de ce qui apparaît et de ce qui n’apparaît pas.

Du point de vue de la motivation des artistes, les raisons qui expliquent la présence du thème des frontières sont évidemment d’abord d’ordre moral et social, elles touchent à des valeurs et à des choix fondamentaux de vie et de société, des valeurs politiques au sens fort du terme. Mais il ne s’agit pas seulement d’engagement sur des valeurs humanistes générales.

Le cadre dans lequel s’est construit la citoyenneté à l’époque moderne est pour l’essentiel celui de l’Etat et de la nation. C’est aussi le cadre dans lequel les frontières telles que nous les connaissons se sont constituées. Les transformations des frontières accompagnent celles de l’Etat et par delà de la citoyenneté, elles impliquent donc une transformation des relations de l’individu à la société, et cela de façon très concrète.

Les systèmes de contrôle qui sont mis en place, et dont les frontières sont une expression spatiale, concernent aujourd’hui les individus dans leur existence singulière. Les individus sont en quelque sorte « tracés ». Ils sont identifiés dans des banques de données, suivis dans leurs mouvements et leurs activités, classés en groupe et en catégories suivant des critères propres aux systèmes de contrôle. Le franchissement de la frontière sera profondément différent selon qui on est, selon ses origines, sa nationalité, son genre et son sexe, son statut social, l’endroit d’où on vient, son groupe ethnique, etc… La frontière pose directement une question d’identité qui ne s’arrête pas seulement à l’espace géographique des Etats et à la nationalité, mais qui accompagne et détermine le statut des personnes dans toute leur existence comme individus. Les enjeux liés aux frontières posent de façon exemplaire la question de la place de l’individu dans la société, comme elle pose la question des libertés individuelles et publiques.

L’art est l’un des domaines où se joue la relation de l’individuel et du collectif, du subjectif et du social, du personnel et du général. Il interroge la relation de chacun au langage, aux formes, aux conditions culturelles de l’expérience sensible. Il met en jeu les formes de leur appropriation personnelle et leur possibilité d’être partagées.

Si l’on accepte que les frontières se pensent aujourd’hui dans leurs relations aux flux qui déterminent l’espace concret et aux enjeux de la représentation, on comprend mieux la place qu’occupent les artistes, le sens de ce qu’ils entreprennent. Ils ne figurent pas les frontières au sens où le ferait un paysage, ils renvoient le dispositif complexe dont elles sont un élément à son propre fonctionnement, ils font jouer les unes avec les autres les pièces d’un ensemble pour en manifester la logique et les effets. Ils montrent comment les individus traversent les frontières pour révéler comment les frontières traversent les individus. Il me semble que l’un des enjeux majeurs est justement de dépasser l’effet de fixation que porte la frontière pour faire apparaître ce qui circule et ce qui ne circule pas, pour repenser le mouvement et ce qu’il signifie, pour renvoyer l’une à l’autre la réalité et l’expérience de façon à en éclairer réciproquement le sens.

4 – La situation des artistes par rapport aux flux et aux réseaux ne peut plus alors être une simple relation d’extériorité. C’est là sans doute la première différence avec le modèle que nous donne la relation au paysage, celle qui pose un sujet sensible devant une réalité dont il est en quelque sorte le premier spectateur. Le paysage est un « objet » constitué, produit, de la représentation. Il met en oeuvre une relation particulière au monde qu’on perçoit, le monde naturel d’abord, puis par analogie le monde urbanisé, artificialisé, travaillé, transformé. Mais cette relation repose sur une forme d’extériorité et de distance : le paysage est devant moi et je ne peux le percevoir comme tel que par un effet de recul et d’extériorisation. C’est bien ce que manifeste le moindre belvédère; c’est aussi ce que suppose l’effet de cadrage, de composition ou bien de parcours et de balayage qui structurent le point de vue et commandent le regard.

Certains chercheurs, comme Anne Volvey, parlent d’un « tournant spatial » de l’art contemporain dans les années 60 (1). L’apparition du Land Art aux Etats-Unis en serait la première manifestation. Le Land Art donnerait à ce tournant sa matrice et son modèle sur le plan à la fois méthodologique, en introduisant des « pratiques de terrain » dans l’activité artistique, et politique, par l’engagement du « collectif social » dans des situations artistiques. Ce « tournant spatial » s’effectue dans un mouvement d’opposition et de contestation des institutions artistiques classiques, dont les lieux sont coupés du monde réel. Il conduit à rompre avec la relation d’extériorité entre le sujet de la contemplation et l’oeuvre d’art considérée comme un objet plus ou moins isolé et fétichisé.

Mais ce processus de rupture est aussi une remise en question de la fonction de représentation. Par exemple, on n’est plus dans une relation au paysage comme image, mais dans une investigation du territoire comme le champ d’une expérience esthétique et signifiante. Il ne s’agit donc pas de placer un objet d’art dans un lieu, ni d’esthétiser un espace, ce qui reviendrait à l’objectaliser, à le transformer en objet de contemplation, mais de le constituer artistiquement comme l’espace d’une expérience. Il s’agit de « produire du territoire » ou si l’on préfère, et si l’on accepte l’idée que le territoire est toujours « produit », de constituer cette activité de production comme la source d’une expérience consciente et sensible.

Il s’agit donc d’interroger notre relation à l’espace et au territoire, mais de la questionner et de la penser dans sa relation au possible, c’est à dire comme un processus ouvert et nous engageant dans des choix. C’est pourquoi les pratiques artistiques sont conduites à s’inscrire dans un contexte traversé de tensions, d’enjeux politiques et économiques, de contradictions sociales. La question est moins celle de la représentation des frontières que celle de leur exploration et de leur perturbation.

5 – Il faut toutefois souligner que les évolutions que dénotent le « tournant spatial » de l’art contemporain ne concernent pas que le Land Art, et qu’elles ne concernent pas que la relation à l’espace. Le développement des pratiques de la performance, de l’action, du Happening, témoignent à la fois du déplacement de la représentation vers le corps lui-même et vers la situation et la relation vivante aux autres, le déplacement de la pratique dans le champ social. Et un troisième terrain s’ouvre autour des médias et des systèmes de communication qui deviennent en tant que tels des champs d’expérimentation artistique. C’est par exemple le cas de Fred Forest qui, dès la fin des années 60, va utiliser le téléphone, le fax, le minitel, puis plus tard l’ordinateur, pour créer des environnements participatifs.

C’est donc d’une façon générale qu’il faut prendre en compte les déplacements des pratiques artistiques de l’objet de représentation vers la mise en oeuvre de situations, de formes interactives, d’interventions susceptibles de perturber un environnement ou d’en activer les potentialités poétiques, esthétiques ou politiques. En 1968 , le critique et théoricien de l’art américain Jack Burnham faisait déjà remarquer :

« The specific function of modern didactic art has been to show that art does not reside in material entities, but in relations between people, and between people and the components of their environment » (3).

Or les technologies numériques conduisent de nouveau à retravailler la place et la nature des représentations. Elles nous invitent aussi et autrement à mettre en question cette relation d’extériorité qui était celle de la représentation et de l’image au sens classique. La réalité même des images s’en est trouvé modifiée, et le régime des images n’est plus celui de l’imitation mais celui de la simulation. Cela signifie que ces images ne sont plus des image-objets, ou qu’elles ne le deviennent que secondairement, par le biais d’une opération d’incorporation provisoire sur un support solide. Elles sont d’abord de l’information et du traitement de l’information, de la circulation de données et de l’émulation d’interface. Avant d’être devant nous, les images sont d’abord des éléments des flux d’informations qui nous environnent, que nous transformons et que nous partageons.

Les formes d’organisation des technologies de l’information sont réticulaires. Elles décrivent bien ce qu’on pourrait appeler un espace, mais en soulignant immédiatement que cet espace n’est pas de l’ordre de l’étendue, mais de la circulation et du flux, de la boucle et de l’interaction. C’est l’espace virtuel. Cela pose évidemment la question des limites et des formes. L’espace territorial classique répondait à des étendues physiques bornées par des limites, les frontières. Dire que l’espace concret est maintenant déterminé par des flux et des réseaux, s’est bouleverser les logiques anciennes et ouvrir des potentialités nouvelles.

Elles se présentent, par exemple, comme la possibilité de reconsidérer profondément l’idée de communauté, ou de lien social, par l’ouverture d’espaces virtuels de partage du savoir, d’échange et de débat, de rencontre et de mobilisation. Or ces communautés ont maintenant des caractéristiques particulières : elles sont provisoires et mouvantes, elles reposent sur des choix et des formes de participation, elles ne tendent plus à englober la personne dans les différents aspects de sa vie mais elles sont partielles, multiples et entrecroisées. Surtout, ces communautés se s’ancrent plus seulement dans un espace physique circonscrit, mais dans des espaces virtuels dont la réalité est faite de flux et de réseaux.

Les formes réticulaires sont intéressantes parce qu’elles ne correspondent pas seulement à une autre façon d’organiser l’espace, mais à y distribuer des fonctions et des valeurs. Elles impliquent par exemple une redéfinition profonde de la distinction ancienne entre espace public et espace privé, entre l’ordre de l’individuel et du collectif. L’un des enjeux dominant est devenu celui des modalités de l’articulation entre le monde virtuel et le monde réel. C’est vrai sur le terrain économique et financier. C’est vrai aussi sur le terrain de la relation entre les gens. C’est vrai dans notre capacité à penser et à imaginer notre devenir collectif. C’est évidemment au coeur du geste artistique.

L’art consiste alors à intervenir dans un contexte, à s’inscrire dans le monde extérieur pour générer une situation particulière. Ce qui constitue le caractère artistique de cette situation n’est pas nécessairement le fait qu’elle soit essentiellement différente des situations du quotidien, ce n’est pas nécessairement sa « nature », c’est qu’elle soit proposée comme une expérience à vivre et à penser en tant que telle.

Il en résulte que l’art est surtout le champ où les représentations se trouvent mises en jeu de façon significative, complexe, inventive, peut-être contradictoire, en tout cas réfléchie et jusqu’à un certain point critique. Si l’art peut intéresser les chercheurs, au moins certains d’entre eux, c’est parce qu’il se présente comme une sorte de laboratoire d’idées, de situations et de formes.

Notes :

1 Anne Volvey, Land Arts, Les fabriques spatiales de l’art contemporain, Spatialités de l’art, Travaux de l’Institut de Géographie de Reims, n° 129-130, 2008.

2 Jack Burnham, Systems Esthetics, Artforum, septembre 1968.

Jean Cristofol

Jean Cristofol a fait parallèlement des études de droit et de philosophie. Il est professeur à l’Ecole Supérieure d’Art d’Aix en Provence où il enseigne la philosophie et l’épistémologie et il est chargé de cours à l’Université d’Aix-Marseille (master pro arts plastiques). Il travaille principalement sur la relation entre arts et technologies, ainsi que sur les formes de temporalité et de spatialité et sur leurs médiations. Ses recherches ont essentiellement porté ses dernières années sur les notions de temps réel, de flux et de fiction. Il est membre du comité scientifique et artistique de L’antiAtlas des frontières. (www.plotseme.net)

Manifeste : Vers un antiAtlas des frontières

À l’aube du XXIe siècle, les fonctions dévolues aux frontières étatiques sont exercées bien au-delà des lieux, circonscriptions et administrations où elles étaient traditionnellement actives. Elles perdent ainsi leur aspect linéaire.  Elles adoptent une nature plus mobile, plus diffuse afin de s’adapter à la globalisation. Les acteurs du contrôle sont devenus de plus en plus nombreux ; aux côtés des Etats interviennent aujourd’hui des agences (Frontex en Europe), des entreprises privées, des organisations non gouvernementales… Le contrôle de la circulation des personnes et des biens revêt des formes de plus en plus nombreuses et différenciées.  Nos existences sont ainsi traversées par de multiples réseaux et dispositifs d’identification. Toutes ces recompositions doivent être analysées le plus finement possible, en mobilisant une palette étendue de modes d’expression et d’outils critiques.

Les mutations des frontières au XXIe siècle

Les mutations des frontières sont indissociables de la mondialisation qui fait évoluer les chaînes productives, les systèmes de communication et de défense, le travail et la culture. Le projet néo-libéral des trente dernières années a placé au cœur des réformes nationales la maîtrise des dépenses, le libre-échange ou la compétition salariale, tout en promouvant des accords mondiaux sur la fiscalité, les normes techniques, bancaires et comptables. Les projets de liberté de circulation ont été promus dans une logique économique. Ils se sont accompagnés de stratégies d’exclusion pour faire face aux pressions migratoires par un filtrage de plus en plus sélectif des flux.

Du contrôle des flux à la gestion des risques

Il en résulte d’abord  une contradiction entre des pratiques économiques qui accentuent le développement mondial inégal et la nécessité d’un développement mondial durable et équitable. Il y a ensuite une contradiction géopolitique entre l’action de gouvernements nationaux qui sont limités par leur souveraineté territoriale , et la nécessité d’une gouvernance mondiale pour réguler le nombre croissant de processus transnationaux.

Pour tenter de résoudre ces contradictions, les Etats ont attribué aux frontières la fonction de garantes de la sécurité des peuples dans un monde caractérisé par une augmentation de la mobilité transfrontalière des personnes, des capitaux, des biens et des idées. En d’autres termes, les frontières doivent maintenant permettre la mobilité tout en protégeant simultanément contre les risques sociaux, économiques, politiques et médicaux générés par cette mobilité.

Le fait que la migration, le terrorisme, les flux économiques et financiers, la criminalité informatique et la pollution de l’environnement peuvent provenir aussi bien de l’intérieur que de l’extérieur du territoire d’un Etat a considérablement réduit le rôle des frontières comme moyen de protection. La ligne de démarcation entre sécurité intérieure et extérieure est devenue tellement floue que ces domaines tendent à fusionner.

Dans ce contexte, le contrôle est davantage envisagé comme un procédé sélectif et individualisé. Il ne s’agit plus seulement de sécuriser le groupe national pour garantir le bien-être des citoyens.  Il s’agit aussi de sécuriser l’individu pour perpétuer l’institution politique de la société nationale.

Envisagés comme des risques sécuritaires, les circulations des hommes, des biens et des informations deviennent les principales cibles des dispositifs de surveillance et le contrôle frontalier un système de gestion du risque. Etant donné que ces mouvements ne sont pas circonscrits à l’échelle des Etats mais s’étendent bien au-delà, les stratégies sécuritaires déployées aux frontières doivent maintenant être imaginées à l’échelle mondiale.

Cette « sécurisation » (securitization) des frontières vise moins à les fermer hermétiquement qu’à améliorer leur capacité de filtrage. Elles doivent autoriser certaines catégories de personnes et de marchandises à circuler, tout en excluant d’autres. Elles fonctionnent donc comme des pare-feux, permettant le bon fonctionnement du trafic légitime tout en bloquant les « indésirables » ou ceux qui représentent des risques. Elles sont ainsi très poreuses pour la plupart des formes de capital, mais pas pour la plupart des catégories de main-d’œuvre non qualifiée.

La mise en œuvre de ces nouvelles logiques de contrôle a contribué à un processus d’intégration sans précédent entre les dispositifs de contrôle frontaliers et les technologies numériques telles que la biométrie, les systèmes sans fil, RFID, drones, robots télécommandés, les radars de chaleur, détecteurs de CO2 et d’autres utilisés pour incorporer des frontières dans les corps et les produits afin de les détecter, de les identifier et de suivre leurs mouvements. Ce processus est favorisé par l’idée que l’automatisation technologique permettra d’améliorer les capacités de contrôle des frontières tout en réduisant ses coûts et l’erreur humaine.

Mutations des frontières et transformations des formes de mobilité

Afin de surveiller les flux, les contrôles frontaliers (policiers, douaniers, privés) sont projetés jusque sur les territoires d’autres Etats ainsi qu’au cœur du territoire national. Les douanes de certains pays opèrent ainsi dans les ports d’autres pays. De même que les contrôles en vue de la délivrance de visa s’effectuent également dans les pays d’origine des ressortissants. Parallèlement, les points et les opérations de contrôle se multiplient sur les territoires nationaux afin de traquer les personnes ou les marchandises qui ont réussi à contourner ces dispositifs de filtrage. Enfin, en vue d’exclure ou de tenir à l’écart certaines populations, flux ou activités, des lieux disposant d’un statut juridique incertain se multiplient : c’est le cas des camps de rétentions de migrants sans papiers, des zones de transit dans les aéroports ou encore des zones franches.

Ce contrôle de plus en plus sélectif génère une diversification des régimes de circulation : les régimes de circulation des marchandises sont de plus en plus organisés par les accords fiscaux et commerciaux de l’OMC et les impératifs de la rapidité d’échange, tandis que les régimes de circulation des hommes sont encadrés par les politiques de contrôle des flux migratoires. Les chances de mobilité sont déterminées par un ensemble de facteurs complexes comme le statut professionnel, le genre, les origines, les stéréotypes ethno-religieux, les capacités économiques, linguistiques, les affiliations diverses, etc. Dans le contexte de l’après 11 septembre, les contradictions entre la lutte anti-terroriste par la sécurisation des voies d’accès et les logiques économiques de la globalisation ont fait émerger de nouveaux dilemmes opérationnels.

Il en ressort une mobilité négociée selon des arbitrages contingents : les conditions de la fluidité et des interconnexions font l’objet de régimes juridiques dérogatoires de plus en plus sophistiqués. Les grandes entreprises multinationales, par exemple, marchandent leurs accès et tarifs douaniers. Dans ce contexte, on voit apparaître des décalages criants entre des espaces et des hommes hyper-connectés et d’autres qui n’ont pas accès à cette mobilité.

Les individus privés de droit à la circulation sont pris en charge par  un régime humanitaire étendu, qui dépasse le régime de l’asile. Les ONG gèrent des groupes de migrants «indésirables», définis comme vulnérables. Des droits fondamentaux sont attribués sur la base de la performance dans le répertoire de ‘vraie victime’, dans lequel la mise en scène du corps souffrant du migrant devient un outil stratégique pour susciter la compassion et la solidarité. Parce que des politiques plus restrictives encadrent les migrations mondiales, l’octroi de l’asile et la protection sociale des groupes de migrants vulnérables sont devenus de nouvelles frontières humanitaires entre l’Occident et le reste du monde. La sophistication des régimes d’accès conduit à l’individualisation des contrôles (appuyée notamment sur le recours aux données biométriques). Les personnes qui souhaitent échapper à cette emprise sont contraintes de tenter de modifier leur identité corporelle, notamment par des mutilations conduisant à l’effacement de leurs empreintes digitales. Les frontières sont désormais susceptibles d’être « portées » ou transportées par tout un chacun. Le processus de détachement de la frontière par rapport au territoire se traduit par son inscription dans les corps. Elle provoque également une incorporation du contrôle et une biographisation de la frontière.

Contournements et détournements des règles du jeu

Ces transformations sont d’autant plus complexes qu’elles impliquent une multiplicité d’acteurs. Au côté, des compagnies privées et des agences supranationales qui secondent les Etats dans la surveillance des frontières interviennent une multitude d’entreprises. Celles-ci monnayent leurs services pour fluidifier la circulation des hommes, des marchandises et des capitaux. Certaines se spécialisent dans l’aide à l’obtention de visa ou d’agréments permettant de traverser les frontières avec un minimum de contrôle et plus de rapidité ; d’autres s’attachent à faciliter la circulation des marchandises. C’est le cas de certaines sociétés de consulting intervenant auprès des grandes compagnies marchandes. Elles produisent des études et des bases de données sur les différences de capacité logistiques des ports de la planète. Ces données permettent aux entreprises de traiter les flux de marchandises et de mettre les ports et les Etats en compétition. En conséquence, les dispositifs de contrôle sont aménagés pour mieux attirer les flux.

Au niveau informel, un grand nombre d’acteurs interviennent également pour moduler le degré de porosité des systèmes de filtrage et les modalités de leur mise en œuvre. Le trafic de migrants fournit une illustration pertinente. En s’organisant et en se professionnalisant, les passeurs deviennent incontournables pour qui veut traverser une frontière clandestinement ou contourner les systèmes de contrôle. En fonction de leurs intérêts économiques, ils n’hésitent pas à faciliter ou à rendre plus difficile le passage et l’évitement. Ils s’imposent ainsi comme des « autorités régulatrices » parallèles aux acteurs formels en charge de la surveillance. Les autorités formelles n’ont pas les moyens de mettre fin à ces réseaux de passeurs. Elles préfèrent souvent les instrumentaliser dans leurs stratégies de lutte contre d’autres formes de criminalité. Ce faisant, elles intègrent ces réseaux informels au sein de leurs mécanismes de régulation et de contrôle.

Pourquoi un antiAtlas ?

Les atlas, ces recueils de cartes géographiques, instruisent depuis des siècles les populations et comblent les amateurs de beaux livres. Ce  sont des objets édifiants. Ils produisent un double effet de représentation scientifique de l’espace et d’unification du monde. Les sciences de l’espace (topologie, géométrie, géographie) ont manifesté une attention constante à la précision du relevé, de la mesure et des ordres de grandeur (échelles, écarts, etc.). L’histoire de la représentation des frontières est celle d’une réitération constante de la  confrontation entre d’un côté des représentations statiques et réglées avec de l’autre la fluidité de l’expérience sociale. L’instabilité des relations internationales a fait le bonheur des cartographes. Elle a fait de la carte un objet politique par excellence. La reconnaissance mutuelle des tracés par les traités est le principal processus par lequel les frontières ont acquis une certaine stabilité. Faire un atlas des frontières suppose une telle stabilité, ou peut en produire l’illusion. C’est un effet de la systématicité des atlas que de rendre compte du morcellement du monde tout en produisant son unification. La mise en ordre cartographique est donc une mise en ordre sociale et politique. Alors, pourquoi entreprendre un anti-atlas des frontières ? Pour créer du désordre social et politique ?

Une approche dynamique et critique

La réponse décevra autant les tenants de l’ordre prompts à débusquer les fauteurs de trouble et les ennemis intérieurs que ceux du désordre en quête d’étayages intellectuels. Notre entreprise est d’abord une entreprise d’exploration collective. Parler d’anti-Atlas des frontières, c’est d’abord dire que la représentation graphique systématique n’est pas le mode de connaissance le plus acceptable ni désirable des frontières. Nous ne sommes pas contre les cartes comme production scientifique et comme outil de connaissance, mais contre l’idée qu’une compilation systématique de cartes, agrémentée de commentaires, pourrait produire une connaissance suffisante des frontières. Les catalogues géopolitiques ont souvent la faveur des états-majors, parce qu’ils permettent d’organiser une vision synthétique des rapports politiques et sociaux. A ce genre de portage titanesque du monde, nous préférons des investigations multiples sur sa complexité. La frontière, au-delà de la topologie (étude des lieux), pose des problèmes d’ontologie (questionnement sur le mode d’existence), de morphologie (étude des formes), de sociologie (études des faits sociaux), d’anthropologie (étude des êtres humains), de psychologie (étude des faits psychiques), etc. La question est peut-être aujourd’hui moins de postuler un ordre territorial que de savoir dans quelle mesure les frontières ont vraiment une inertie physique, comment elles se construisent socialement, à partir de quelles mobilisations et démobilisations, comment elles se matérialisent et se dématérialisent selon les contextes, se présentent à nous comme dispositifs en évolution, supportent des opérations de contrôle et de surveillance déterritorialisées, « fonctionnent » mécaniquement, électroniquement, biologiquement, conditionnent les échanges, génèrent des règles formelles et informelles, fabriquent régulièrement ou aléatoirement du légitime et de l’illégitime. Il s’agit donc moins de donner à voir la frontière comme lieu que de chercher à la comprendre comme processus, et donc comme fait en perpétuelle évolution. L’atlas produit une synthèse statique et réglée, l’antiAtlas une analyse dynamique et critique.

De l’exploration scientifique à l’expérimentation artistique

Conçu au départ comme un projet de recherche exploratoire, l’antiAtlas est devenu une expérimentation dans le sens artistique du terme. Le fait de réunir des chercheurs en sciences humaines, en sciences dures, les professionnels du contrôle (douaniers, militaires, industriels) et les artistes au cours de dix séminaires de recherche (2011-2013) a non seulement permis de confronter différentes approches des frontières mais a également conduit des expériences transdisciplinaires (jeux vidéo basés sur des faits observés, cartographie participative, représentation graphique ou fictionnelle de données d’enquête, etc.), où la frontière vécue a trouvé des voies de représentation originales. Par ailleurs, les œuvres artistiques sur la frontière sont autant d’explorations et d’expérimentations du rapport ambivalent à la frontière – ce qu’elle fait de nous, de notre identité, de notre intimité, de notre corps, mais aussi ce que nous en faisons, comment nous la faisons apparaître et disparaître matériellement et immatériellement, comment nous en jouons, soit pour nous libérer de sa présence, soit pour surveiller et dénoncer nos contemporains. Les médias tactiques (détournement des dispositifs de surveillance) sont autant de manifestations spectaculaires de cette ambivalence. Ces œuvres nous permettent également de prendre des distances avec l’alternative domination/résistance, pour donner à voir la relation sans cesse rejouée entre la rationalité des entreprises de contrôle et les pratiques qui les déjouent.

Cette confrontation et ce dialogue entre l’art, la science et la pratique, ne cherche pas à construire une nouvelle « doxa » pour l’étude de la frontière. Nous pensons simplement que la transdisciplinarité permet des stratégies d’emprunts et de déplacements. Chaque discipline peut servir à un moment donné de véhicule à une autre. Ceci n’annule en rien la logique propre et la cohérence d’une forme spécifique de savoir, mais propose une forme d’expérimentation, avec toutes les limites que cette notion d’expérience peut porter, et toute la richesse qu’elle peut engager. C’est dans ce sens que l’antiAtlas nous place dans une situation d’expérimentation commune qui nous oblige à prendre en charge la position de l’autre dans notre propre réflexion.

Du réel au virtuel

La question des mutations des frontières au 21ème siècle renvoie enfin aux transformations de l’espace, des façons de l’expérimenter et de l’organiser. Les frontières constituent des éléments majeurs de notre façon de nous représenter le monde dans lequel nous vivons et de nous représenter notre place et notre position dans ce monde. A travers l’expérience commune de l’antiAtlas, nous essayons notamment de comprendre comment les individus traversent les frontières mais également comment les mutations des frontières contribuent à construire différemment leur expérience. Les nouvelles technologies de contrôle en réseau contribuent à organiser de nouveaux espaces qui ne sont pas de l’ordre de l’étendue, mais de la circulation et du flux, de la boucle et de l’interaction. Ce sont des espaces virtuels, dont le web est sans doute la manifestation la plus évidente. Le territoire de l’Etat nation dans son acception westphalienne renvoyait à des étendues géographiques bornées par des limites, les frontières. Dire que l’espace construit par ces technologies de contrôle et par le vécu quotidien des populations est maintenant déterminé par des flux et des réseaux, c’est bouleverser les logiques anciennes et ouvrir de nouveaux questionnements.

Ces évolutions nous amènent à reconsidérer les formes d’organisation et de pratiques sociales, économiques, culturelles et politiques ; par conséquent, elle pousse à s’interroger sur l’idée de communauté, ou de lien social. Ces communautés ont maintenant des caractéristiques particulières : elles sont provisoires et mouvantes, elles reposent sur des choix et des formes de participation nouvelles, elles ne tendent plus à englober la personne dans les différents aspects de sa vie mais elles sont partielles, multiples et entrecroisées. Ces formes réticulaires impliquent une redéfinition profonde de la distinction ancienne entre espace public et espace privé, entre l’ordre de l’individuel et du collectif, ainsi qu’entre le monde virtuel et le monde réel. En somme, l’objectif ultime de cet antiAtlas est de comprendre l’évolution des rapports politiques à l’espace et d’interroger notre devenir collectif.

Aix en Provence, septembre 2013

Cédric Parizot – coordinateur du projet, anthropologue, IMéRA, Institut de Recherche et d’Études sur le Monde Arabe et Musulman (UMR 7310)

Anne-Laure Amilhat Szary – géographe, Laboratoire Pacte (UMR 5194), Université J. Fourier, Grenoble
Antoine Vion – sociologue, AMU, Laboratoire d’Économie et de Sociologie du Travail (UMR 7317)
Gabiel Popescu – géographe, Indiana University South Bend
Jean Cristofol – philosophe, École Supérieure d’Art d’Aix-en-Provence (ESAA)
Isabelle Arvers – commissaire d’exposition, productrice
Nicola Mai – vidéaste, anthropologue, London Metropolitan University, Londres
Joana Moll – artiste media